Les Sages et la garde à vue : esquisse d’un flot négatif 

Mars 2012

 

 

« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves,

et notre petite vie est entourée de sommeil »

William Shakespeare, La tempête

 

 

Encore aujourd’hui, l’imagination ne semble pas en mesure d’épuiser les ressources théoriques de la question prioritaire de constitutionnalité. Ce constat semble encore plus vrai en droit pénal. Le Code pénal tel qu’il résulte des lois du 22 juillet 1992[1] en atteste puisque le consensus politique d’alors sur son adoption a conduit à l’absence de saisine du Conseil. Il en va de même du code de procédure pénale qui, adopté en décembre 1957, puis par ordonnance en 1958, n’a pas davantage fait l’objet d’une saisine. Bien évidemment, loin de nous l’idée de supposer que ces deux codes sont restés en l’état depuis leur adoption. Le code de procédure pénale, sans qu’il soit nécessaire d’inventorier l’ensemble des réformes, a considérablement évolué depuis 1957…

Néanmoins, au-delà du principe de légalité[2] et de l’automaticité des peines[3], il va sans dire que la question prioritaire de constitutionnalité a surtout permis, au juge constitutionnel de se pencher, en droit pénal, sur l’épineux problème de la garde à vue. Par le biais de la saisine a priori, le Conseil avait certes eu l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité des normes relatives à cette contrainte policière[4]. Mais l’introduction formelle de la QPC a su bénéficier d’un mouvement d’idées initié par la Cour européenne des droits de l’homme à partir de la désormais célèbre décision Salduz[5] pour bousculer les principes acquis jusque là devant la juridiction constitutionnelle. La juridiction strasbourgeoise a en effet progressivement élaboré une jurisprudence[6] au terme de laquelle les droits de la défense imposent, en principe, qu’un avocat puisse assister un suspect durant sa rétention. C’était reconnaître qu’aussi sommaire soit-elle, la défense pénale doit commencer au plus tôt. Et ce afin que la procédure ne soit pas déséquilibrée ab initio. L’égalité des armes commande en effet une assistance dès les premières minutes afin que l’avocat puisse prodiguer conseils et s’assurer que les droits afférents à la privation de liberté soient notifiés ET compris par le suspect.

La Cour européenne a de la sorte clairement défini le champ d’une nouvelle procédure pénale faisant des droits de la défense la pierre angulaire. Au-delà de la pétition de principe, ces droits sont en effet devenus le curseur, le prisme à travers lequel le juge strasbourgeois scrute les procédures européennes afin de vérifier que ces dernières ne portent atteinte aux exigences minimales garanties par la Convention. Et force est ici de constater que les différentes décisions rendues par la Cour en matière de garde à vue ont considérablement fait progresser les droits de la défense au stade de l’enquête, phase de la procédure traditionnellement, voire classiquement, marquée en France, par l’absence d’avocat et de droits liés à la défense.

Est-ce à dire pour autant que la juridiction strasbourgeoise a définitivement vidé le contentieux relatif à la garde à vue ? Cela signifie-t-il en outre que depuis, le droit français s’est religieusement conformé à la doctrine de Strasbourg ? Rien n’est moins sûr. Et ce constat est avant tout lié au rôle qu’a bien voulu jouer le Conseil constitutionnel dans l’essor des droits de la défense au stade de l’enquête. A plusieurs reprises nous le verrons, le Conseil a eu l’occasion, grâce à la question prioritaire de constitutionnalité, de consacrer la jurisprudence européenne voire de la dépasser. Qu’il s’agisse de l’assistance de l’avocat, de son rôle, de l’accès au dossier, du régime spécial lié à la criminalité organisée, le Conseil a sensiblement joué une partition ambivalente sans que ne puisse être, pour le moment, identifié un diabulus in musica. L’on peut en effet aisément constater qu’à travers les décisions rendues le 30 juillet 2010[7], le 22 septembre 2010[8], le 6 août 2010[9], le 18 novembre 2011[10] et le 17 fevrier 2012[11], le Conseil a surtout entériné des principes dégagés sur les rives du Rhin. La solution dégagée le 30 juillet 2010 dans la décision Daniel et autres en atteste plus que toute autre. Ce faisant, le Conseil semble se laisser porter par la vague rhénane, attendant un précédent strasbourgeois avant d’en préciser les secousses en droit français. Mais la portée des décisions du Conseil ne s’arrête pas là. En effet toute vague (I) comporte son lot d’écume (II). L’on peut en effet constater qu’au-delà de la jurisprudence conventionnelle, le Conseil ne semble pas vouloir se risquer à innover quitte à consacrer l’idée que la France est désormais à la queue du peloton des droits de l’homme. Sauf à considérer que la décision la plus récente concernant la garde à vue, n’atteste d’un véritable ressac (III) à la française.

I – La vague

Censure. L’histoire du droit est également faite de bruit et de fureur. Au cours des dernières années, la garde à vue a incontestablement servi d’étendard aux pourfendeurs des droits de la défense. Bien que l’avocat soit parvenu aux termes de la loi du 4 janvier 1993[12], à pénétrer dans les commissariats, le rôle du barreau a toujours été soigneusement limité par la législation française. Du très court entretien confidentiel jusqu’à la périodicité des visites, tout était fait afin que l’illusion de défense pénale soit assurée tout en garantissant la frustration des avocats. La houle européenne initiée par l’arrêt Salduz raviva la flamme de ceux qui étaient largement restés sur leur faim après la loi du 15 juin 2000[13]. L’onde se propagea assez rapidement au sein de la Cour puisque furent très rapidement condamnés, après la Turquie, et pour les mêmes motifs, Ukraine, Pologne et Russie. La France était dès lors en sursis, l’onde s’étant transformée en un raz de marée. La très opportune question prioritaire de constitutionnalité a dès lors permis aux Sages de la rue de Montpensier de devancer Strasbourg de quelques mois.

Au terme en effet de la décision rendue le 30 juillet 2010[14], le Conseil en vient à censurer le dispositif de droit commun pour trois raisons essentielles :

  • une garde à vue peut faire l’objet d’une prolongation sans référence à la gravité de l’infraction[15];
  • la loi ne permet pas au gardé à vue, alors qu’il est retenu contre sa volonté, de bénéficier de l’assistance effective d’un avocat[16], cette restriction aux droits de la défense étant imposée de façon générale sans exigence de motivation ad hoc[17] ;
  • en outre, le suspect ainsi contraint ne reçoit pas la notification de son droit de garder le silence[18] ;

Par conséquent, « les articles 62, 63, 63-1, 63-4, alinéas 1er à 6, et 77 du code de procédure pénale (…) méconnaissent les articles 9 et 16 de la Déclaration de 1789 et doivent être déclarées contraires à la Constitution »[19]. Il n’est pas ici inutile de rappeler que les articles 9 et 16 consacrent respectivement la présomption d’innocence, et, selon le Conseil, les droits de la défense. Pour parvenir à une telle conclusion, le Conseil dut au préalable justifier un changement de circonstances dans la mesure où la question n’était pas nouvelle au sens des articles 23-2[20] et 23-5 al. 5[21] de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958[22]. Les Sages ont en effet déjà statué sur la constitutionnalité de la garde à vue dans leur décision du 11 août 1993[23]. Or, le Conseil observe que les évolutions de la pratique de la garde à vue et de son cadre juridique « ont contribué à banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures ; qu’elles ont renforcé l’importance de la phase d’enquête policière dans la constitution des éléments sur le fondement desquels une personne mise en cause est jugée ; que plus de 790 000 mesures de garde à vue ont été décidées en 2009 ; que ces modifications des circonstances de droit et de fait justifient un réexamen de la constitutionnalité des dispositions contestées »[24]. Néanmoins, cette double censure connaît à la fois une limite et une exception.

Tempéraments. La limite tient au fait que l’abrogation du dispositif de garde à vue est repoussée au 1er juillet 2011 motif pris que « si, en principe, une déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à la partie qui a présenté la question prioritaire de constitutionnalité, l’abrogation immédiate des dispositions contestées méconnaîtrait les objectifs de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et entraînerait des conséquences manifestement excessives ». Selon les Sages, « il y a lieu, dès lors, de reporter au 1er juillet 2011 la date de cette abrogation afin de permettre au législateur de remédier à cette inconstitutionnalité ». Et le Conseil de préciser que « les mesures prises avant cette date en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité »[25]. L’on sait que le flot des critiques s’est concentré sur ce report des effets de la décision. Le fait que la Cour suprême du Royaume Uni ait fait, peu de temps après, une application rétroactive de la censure du dispositif écossais de garde à vue en raison de l’absence de l’avocat[26], n’a pas aidé à apaiser les critiques, loin s’en faut. Aussi nous contenterons-nous d’observer que cette faculté de moduler dans le temps les effets d’une décision résulte des prévisions mêmes de l’article 62 alinéa 2 de la Constitution…

Par ailleurs, dans une décision QPC en date du 22 septembre 2010, le Conseil a précisé que le régime dérogatoire de garde à vue prévu aux article 706-88 et 706-88-1 CPP permettant à un OPJ de contraindre un suspect jusqu’à 144 heures en matière terroriste, ne pouvait faire l’objet d’un contrôle, la décision du 2 mars 2004[27]constituant un précédent trop proche pour que le Conseil accepte de percevoir le moindre changement de circonstances. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les gardes à vue de droit commun sont déclarées contraires à la Constitution alors que les gardes à vue dérogatoires qui, portent encore plus atteinte aux libertés, échappent à la censure du Conseil. C’est dire que dès 2010, la vague européenne agitée par l’arrêt Salduz avait déjà laissé place à quelques impuretés, une écume qui allait se révéler tenace.

II – L’écume

Contexte. La postérité de la décision Daniel et autres est connue. La Cour européenne condamne logiquement la France le 14 octobre 2010[28] en raison de la non-assistance effective d’un avocat durant la garde à vue, et, surtout, de l’absence de notification du droit au silence. La Cour de cassation censure cette contrainte policière  au nom de la Convention en en repoussant les effets au 1er juillet 2010[29], avant de tergiverser[30] et imposer une application immédiate de la convention[31]. Entre-temps le législateur aura eu le temps de discuter et adopter la réforme de la garde à vue : c’est la loi du 14 avril 2011[32]. Toutefois, de manière assez surprenante, ce texte ne sera pas soumis a priori au Conseil. C’est donc une fois de plus la question prioritaire de constitutionnalité qui devait sceller le sort de la garde à vue française.

Plusieurs griefs furent soulevés à l’endroit de la réforme. Beaucoup n’étaient pas dénués de pertinence. Et pour cause, la loi présente de nombreuses difficultés tendant à remettre en cause les droits de la défense, sinon à considérablement en limiter l’effectivité. Plus précisément, la constitutionnalité des articles 62 à 63-4-5 du code de procédure pénale était remise en cause par les requérants. Le Conseil avait donc à se prononcer sur l’audition libre des témoins-suspects[33], la durée limitée de l’entretien avec l’avocat [34], la limitation des actes auxquels a accès défenseur[35], le délai au terme duquel l’OPJ n’a plus à attendre un avocat, la possibilité de repousser l’arrivée de l’avocat[36], le fait que l’OPJ puisse demander à ce que l’avocat soit remplacé, le rôle très limité de ce dernier pendant les auditions[37], enfin le silence imposé au conseil sauf exercice des droits de la défense[38]. A cet effet, « les requérants soutiennent que ces dispositions méconnaissent les droits de la défense, le droit à une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties, le principe de rigueur nécessaire des mesures de contrainte mises en œuvre au cours de la procédure pénale, ainsi que la compétence de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle »[39].

Sur tous ces points, il est assez facile de constater que la Cour européenne n’a pas eu l’occasion de prendre récemment position, à tout le moins pas depuis que la vague Salduz a commencé à déferler sur l’Europe. C’est dire que cette fois-ci le Conseil pouvait non seulement devancer la Cour dans le temps, mais aussi et surtout quant aux droits garantis. Sans être dans l’air du temps, ce qui n’est que l’ambition de la feuille morte, les Sages avaient ainsi l’occasion d’initier un progrès, de prendre les devants en matière de droits de l’homme. A l’aune de cette perspective, la décision ne peut que décevoir.

Audition libre. Concernant l’article 62 al. 2 CPP[40], le Conseil soutient que si le respect des droits de la défense impose, en principe, qu’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction ne peut être entendue, alors qu’elle est retenue contre sa volonté, sans bénéficier de l’assistance effective d’un avocat, cette exigence constitutionnelle n’impose pas une telle assistance dès lors que la personne soupçonnée ne fait l’objet d’aucune mesure de contrainte et consent à être entendue librement ». Toutefois, « le respect des droits de la défense exige qu’une personne à l’encontre de laquelle il apparaît, avant son audition ou au cours de celle-ci, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction pour laquelle elle pourrait être placée en garde à vue, ne puisse être entendue ou continuer à être entendue librement par les enquêteurs que si elle a été informée de la nature et de la date de l’infraction qu’on la soupçonne d’avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie »[41].

La formulation très générale de ce dernier considérant laisse à penser que l’absence de contrainte pourrait toujours déboucher sur une audition libre et le régime minimaliste de droits de la défense attaché. Il ne semble donc pas inutile de remarquer que la Cour européenne des droits de l’homme  a récemment étendu le droit à l’assistance d’un avocat à tout suspect quel que soit le cadre de son audition[42].

Déséquilibre processuel et accès au dossier. A l’encontre du grief soulevant l’inégalité des armes au cours des gardes à vue, le Conseil répond que « les dispositions contestées n’ont pas pour objet de permettre la discussion de la légalité des actes d’enquête ou du bien-fondé des éléments de preuve rassemblés par les enquêteurs, qui n’ont pas donné lieu à une décision de poursuite de l’autorité judiciaire et qui ont vocation, le cas échéant, à être discutés devant les juridictions d’instruction ou de jugement ; qu’elles n’ont pas davantage pour objet de permettre la discussion du bien-fondé de la mesure de garde à vue (…) ; que, par suite, les griefs tirés de ce que les dispositions contestées relatives à la garde à vue n’assureraient pas l’équilibre des droits des parties et le caractère contradictoire de cette phase de la procédure pénale sont inopérants ». Bref, le contradictoire et l’égalité des armes ne s’imposent que dès lors que l’affaire est judiciarisée. En amont, l’on peut s’en passer.

Quant au fait que la loi ne permet à l’avocat que d’accéder à certaines pièces du dossier, le Conseil disposait clairement d’une opportunité afin de dépasser le droit européen, la juridiction strasbourgeoise n’en ayant pas encore fait une incidente des droits de la défense[43]. Les Sages affirment néanmoins que « compte tenu des délais dans lesquels la garde à vue est encadrée, les dispositions de l’article 63-4-1 qui limitent l’accès de l’avocat aux seules pièces relatives à la procédure de garde à vue et aux auditions antérieures de la personne gardée à vue assurent, entre le respect des droits de la défense et l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions, une conciliation qui n’est pas déséquilibrée »[44]. Ce n’est donc pas le droit constitutionnel qui permettra aux avocats au stade de la garde à vue de consulter le dossier constitué contre leur client. Tous les autres griefs sont pareillement rejetés, y compris l’argument reprochant à la nouvelle loi d’imposer un avocat quasi-muet et de permettre le « remplacement » d’un avocat perturbateur[45]. De la vague Salduz, ne reste donc qu’une écume constitutionnelle mettant le Conseil dans l’impossibilité, semble-t-il, de dépasser le leadership strasbourgeois. Ce qui ne laisse d’interroger quant au rôle que le Conseil est prêt à jouer dans le domaine des droits et libertés fondamentaux. La dynamique comparatiste invite même à s’interroger sur le statut du Conseil au sommet de la pyramide des juges internes. En acceptant de se placer sous l’égide de l’intérêt général au détriment des droits de l’homme, le Conseil ressemble de moins en moins à une Cour suprême et de plus en plus à un Conseil d’Etat de la loi. La disparité entre la décision rendue le 30 juillet 2010 et l’arrêt de la Cour suprême anglaise en attestait déjà.

L’opportunité ici gâchée par le Conseil de se mettre à la tête des juridictions suprêmes européennes en devançant les exigences conventionnelles achève de se convaincre que les Sages ne désirent pas être à l’avant-garde des droits de l’homme. Tout espoir n’est cependant pas perdu. Si la vague a laissé une écume tenace de ce côté du Rhin, nul n’ignore que le sac est toujours accompagné d’un ressac. Sans octroyer au Conseil un quelconque statut de chef de file, une décision récente tend à inspirer une certaine forme d’optimisme quant aux aspirations du Conseil.

III – Le ressac

Onde. Il y a peu[46], le Conseil constitutionnel a eu l’occasion d’aborder la constitutionnalité du nouvel article 706-88-2 du code de procédure pénale[47] . Cette disposition introduite par la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue permettait à un magistrat de décider, en matière terroriste, que le gardé à vue serait assisté par un avocat désigné par le bâtonnier sur une liste d’avocats habilités, établie par le bureau du Conseil national des barreaux sur propositions des conseils de l’ordre de chaque barreau. Or, selon les Sages, « si la liberté, pour la personne soupçonnée, de choisir son avocat peut, à titre exceptionnel, être différée pendant la durée de sa garde à vue afin de ne pas compromettre la recherche des auteurs de crimes et délits en matière de terrorisme ou de garantir la sécurité des personnes, il incombe au législateur de définir les conditions et les modalités selon lesquelles une telle atteinte aux conditions d’exercice des droits de la défense peut être mise en œuvre »[48].

Dès lors, « en adoptant les dispositions contestées sans encadrer le pouvoir donné au juge de priver la personne gardée à vue du libre choix de son avocat, le législateur a méconnu l’étendue de sa compétence dans des conditions qui portent atteinte aux droits de la défense »[49]. L’article 706-88-2 du code de procédure pénale est logiquement déclaré contraire à la Constitution. Sans même attendre la position de la Cour européenne, le Conseil censure cette disposition au nom de la liberté de choisir son avocat. La vague européenne a donc généré une forme de ressac hexagonal, une réaction propre à la France qui semble inspirée et non imposée par la juridiction strasbourgeoise. Néanmoins, cette onde interne n’est pas aussi pure qu’on ne l’aurait souhaité. Aux termes mêmes de la décision, la possibilité d’entraver la liberté de choix n’est pas contraire à la Constitution. La censure porte davantage sur l’absence de conditions légales précises, sur la compétence négative du législateur. Ce dernier a laissé trop de marge de manœuvre au pouvoir réglementaire, violant ainsi l’article 34 de la Constitution. La victoire a donc un goût amer puisque ce faisant, le Conseil esquisse les modalités à suivre pour que la restriction souhaitée puisse être conforme à notre bloc de constitutionnalité. Le ressac est indiscutablement de faible amplitude. Cela est d’autant plus regrettable que la Cour européenne elle-même vient de rendre une décision au terme de laquelle les principes acquis au cours des dernières années en termes d’assistance de l’avocat semblent relativisés quant à leur incidence en procédure pénale.

Longueur d’onde. Ainsi dans la décision Simons c. Belgique en date du 28 août 2012[50], la Cour avait à se prononcer sur la recevabilité d’une requête remettant en cause la validité de l’instruction et du placement en détention provisoire d’une femme ayant été au préalable placée en garde à vue sans pouvoir être assistée d’un avocat. Cette contrainte a en effet été mise en œuvre avant la loi belge du 13 août 2011 de mise en conformité avec le droit conventionnel. Au visa des articles 5 et 6, la Cour rend une double décision d’irrecevabilité.

La Cour affirme tout d’abord que « si l’impossibilité légale pour un « accusé » privé de liberté d’être assisté par un avocat dès le début de sa détention affecte l’équité de la procédure pénale dont il est l’objet, on ne peut déduire de cette seule circonstance que sa détention est contraire à l’article 5 § 1 de la Convention en ce qu’elle ne répondrait pas à l’exigence de légalité inhérente à cette disposition ». La privation de liberté n’est pas contraire à l’article 5 dans la mesure où, explique la Cour, le principe selon lequel tout suspect doit être en principe assisté d’un avocat lors d’une privation de liberté n’est pas un « principe général », transversal intégrant « les voies légales » à respecter en vertu du droit à la sûreté tel que consacré par la Convention[51]. C’est dire que le droit à l’assistance d’un avocat durant la garde à vue n’est qu’un élément du procès équitable ne justifiant pas qu’il soit élevé au rang de principe général du droit conventionnel. Quant au grief fondé sur l’article 6, « la requête est en tout état de cause prématurée. (La Cour) constate en effet que la procédure interne est pendante au stade de l’instruction. Or, d’une part, la conformité d’un procès aux principes fixés à l’article 6 de la Convention doit en principe être examinée sur la base de l’ensemble du procès (voir, parmi d’autres, Mitterrand c. France (déc.), n° 39344/04, 7 novembre 2006). D’autre part, un « accusé » ne peut se dire victime d’une violation de son droit à un procès équitable en l’absence de déclaration de culpabilité et de condamnation (voir, par exemple, Bouglame c. Belgique (déc.), n° 16147/08, 2 mars 2010) »[52]. En d’autres termes, le manquement attesté s’inscrit dans un tout, le procès équitable, dépassant le simple stade de l’instruction. Dans l’attente d’une éventuelle condamnation, aucune contradiction avec l’article 6 § 1 ne peut être constatée par la Cour.

Au terme de cette analyse, il semble pour le moins difficile d’esquisser un tableau optimiste des décisions du Conseil quant à la garde à vue. Certes la décision du 30 juillet 2010 a initié un mouvement interne conduisant à la nécessaire réforme du code de procédure pénale. Certes le Conseil vient de censurer la possibilité d’imposer une liste d’avocats en matière terroriste. Et certes, le Conseil a encadré le recours à l’audition libre en précisant les exigences s’attachant à cette pratique policière. Toutefois demeure une interrogation : sans le mouvement lancé par l’arrêt Salduz et perpétué par Dayanan et autres, y aurait-il eu une décision Daniel ? Bien évidemment, cette question est sans réponse. Mais le simple fait de s’interroger témoigne du fait que le Conseil est loin d’avoir rassuré quant au rôle qu’il envisage de jouer dans la protection des droits et libertés fondamentaux en droit pénal formel. Reste le rêve que les Sages se découvrent des aspirations progressistes qui les amèneraient, telle une véritable cour suprême, à instituer un habeas corpus à la française.

Cette étoffe les ferait alors à coup sûr sortir de leur sommeil.

 

 

[1]   Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal ; loi n° 92-684 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes ; loi n° 92-685 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les biens ; loi n° 92-686 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique.

[2]   V. Décision n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011, M. Claude N. [Définition des délits et crimes incestueux] Journal officiel du 17 septembre 2011, p. 15600. (@ 74) [Non conformité totale] –

Décision n° 2011-222 QPC du 17 février 2012 M. Bruno L. [Définition du délit d’atteintes sexuelles incestueuses], Journal officiel du 18 février 2012, p. 2846. (@ 71) [Non conformité totale] –

Décision n° 2012-240 QPC du 04 mai 2012 M. Gérard D. [Définition du délit de harcèlement sexuel], Journal officiel du 5 mai 2012, p. 8015. (@ 150) [Non conformité totale].

[3]   Décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010, M. Stéphane A. et autres [Article L. 7 du code électoral], Recueil, p. 111 – Journal officiel du 12 juin 2010, p. 10849. (@ 70) [Non conformité totale] –

Décision n° 2010-40 QPC du 29 septembre 2010, M. Thierry B. [Annulation du permis de conduire], Recueil, p. 255 – Journal officiel du 30 septembre 2010, p. 17782. (@ 106) [Conformité].

Décision n° 2010-41 QPC du 29 septembre 2010, Société Cdiscount et autre [Publication du jugement de condamnation], Recueil, p. 257 – Journal officiel du 30 septembre 2010, p. 17783. (@ 107) [Conformité].

Décision n° 2010-72/75/82 QPC du 10 décembre 2010, M. Alain D. et autres [Publication et affichage du jugement de condamnation], Recueil, p. 382 – Journal officiel du 11 décembre 2010 p. 21710. (@ 81) [Non conformité totale]

[4]   Voir entre autres les décisions 93-326 DC du 11 août 1993 (Journal officiel du 15 août 1993, p. 11599, Rec. p. 217) et 2004-492 DC du 2 mars 2004 (Journal officiel du 10 mars 2004, p. 4637, Rec. p. 66).

[5]   CEDH, 27 novembre 2008, « Salduz c. Turquie » [GC], n° 36391/02, spéc. §§ 50-62 : « l’article 6 exige normalement que le prévenu puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police », et ce alors qu’en l’espèce il s’agissait d’infractions terroristes ! Néanmoins la Cour précise que  « pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif », il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit » (§ 52).

[6]   CEDH 24 fév. 2009, « Gülbahar et Tut c. Turquie », n° 24468/03 ; 13 octobre 2009, « Dayanan c. Turquie », n° 7377/03, spé. §§ 30-34 ; 24 septembre 2009, « Pishchalnikov c/ Russie », n° 7025/04,  ;1er déc. 2009, « Adalmis et Kilic c. Turquie », n° 25301/04 ; 19 novembre 2009, « Kolesnik c/ Ukraine », n° 17551/02. ; 9 février 2010 ; « Boz c. Turquie », n° 2039/04, spé. §§ 33-36 ; 2 mars 2010, « Adamkiewicz c. Pologne », n° 54729/00, spé. §§ 82-92 ;  14 oct. 2010, « Brusco c. France », n° 1466/07.

[7]   Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juil. 2010, M. Daniel W. et autres, AJDA 2010. 1556 ; D. 2010. 1928, entretien C. Charrière-Bournazel ; ibid. 1949, point de vue P. Cassia ; ibid. 2254, obs. J. Pradel ; ibid. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid. 2783, chron. J. Pradel ; AJ pénal 2010. 470, étude J.-B. Perrier ; Constitutions 2010. 571, obs. E. Daoud et E. Mercinier ; ibid. 2011. 58, obs. S. De La Rosa ; RSC 2011. 139, obs. J. Danet ; ibid. 165, obs. B. de Lamy ; ibid. 193, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2010. 513, obs. P. Puig ; ibid. 517, obs. P. Puig ; cette RFDC, 2011, n° 85, p. 99, nos observations.

[8]   Décision n° 2010-31 QPC du 22 septembre 2010, M. Bulent A. et autres [Garde à vue terrorisme], Recueil, p. 237 – Journal officiel du 23 septembre 2010, p. 17290. (@ 39) [Non lieu à statuer et conformité].

[9]   Décision n° 2010-30/34/35/47/48/49/50 QPC du 06 août 2010, M. Miloud K. et autres [Garde à vue], Recueil, p. 215 – Journal officiel du 7 août 2010, p. 14618. (@ 47) [Non lieu à statuer et conformité]

[10] Décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011, Mme Elise A. et autres : JO du 19 novembre 2011, p. 19480. (@ 99) [Conformité avec réserve] : O. Bachelet,  Gazette du palais, 20-22 novembre 2011, n° 324-326, p. 18-22 ; H. Matsopoulou,  D., 22 décembre 2011, n° 44, p. 3034-3039 – C. Ghrénassia,  Revue Lamy Droit des affaires, Octobre 2011, n° 64, p. 75-82 – J. Pradel, JCP G, 26 décembre 2011, n° 52, p. 2564-2567 – J. Leroy, Droit pénal, janvier 2012, n° 1, p. 22-25 – F. Fourment, Gazette du palais, 13-14 janvier 2012, n° 13-14, p. 46-47 – J.-B. Perrier, AJ Pénal,  février 2012, n° 2, p. 102-104 ; RFDC, nos observations,

[11] Décision n° 2011-223 QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats au Barreau de Bastia [Garde à vue en matière de terrorisme : désignation de l’avocat], Journal officiel du 18 février 2012, p. 2846, (@ 72) [Non conformité totale]. J.-B. Perrier, « Restriction au libre choix de l’avocat lors de la garde à vue en matière de terrorisme : une inconstitutionnalité et une possibilité », AJ Pénal 2012 p. 342 ; A.-S. Chavent-Leclère, « L’inconstitutionnalité de la garde à vue en matière de terrorisme relativement à la désignation imposée de l’avocat », Procédures, 2012, comm. 126 ; V. Nioré et R. Soffer, « La restriction du libre choix de l’avocat en matière de terrorisme jugée inconstitutionnelle », Gaz. Pal. 25 mars 2012 ; N. Catelan, « Désignation des avocats et garde à vue « terroriste », le sens de la nuance », RFDC 2012-4 à paraître.

[12] Loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale, JORF n°3 du 4 janvier 1993 p. 215.

[13] Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, JORF n°138 du 16 juin 2000 p. 9038.

[14] Décision Daniel W. et autres, v. supra.

[15] § 27.

[16] § 28.

[17] Idem.

[18] Idem.

[19] Idem.

[20] « La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : (…)

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ».

[21] « Le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux ».

[22] Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel telle que modifiée par  la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.

[23] Précit.

[24] Considérant n° 18.

[25] Considérant n° 30.

[26] Cour suprême du Royaume Uni dans une décision rendue le 26 octobre 2010, « Cadder v Her Majesty’s Advocate », [2010] UKSC 43.

[27] Décision 2004-492 DC, 2 mars 2004, Journal officiel du 10 mars 2004, p. 4637, Rec. p. 66.

[28] CEDH 5e sect., 14 oct. 2010, Brusco c. France, aff. 1466/07, D. 2010. 2950, note J.-F. Renucci ; ibid. 2425, édito. F. Rome ; ibid. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid. 2783, chron. J. Pradel ; ibid. 2850, point de vue D. Guérin ; RSC 2011. 211, obs. D. Roets.

[29] Crim. 19 oct. 2010, n° 10-82.902, n° 10-82.306 et n° 10-85.051, D. 2010. 2434, obs. S. Lavric, 2809, note E. Dreyer, 2425, édito F. Rome, 2696, entretien Y. Mayaud, et 2783, chron. J. Pradel ; AJ pénal 2010. 479, étude E. Allain ; Cah. Cons. const. 2011. 242, obs. Y. Mayau

[30] Crim., 4 janvier 2011, n° 10-85.520 ; D. 2011. 242, obs. M. Léna ; AJ pénal 2011. 83, obs. J. Danet ; Crim., 18 janv. 2011, n° 10-83.750, D. 2011. 381 ; AJ pénal 2011. 83.

[31] Cass., ass. plén., 15 avr. 2011, n° 10-17.049, n° 10-30.313, n° 10-30.316 et n° 10-30.242, D. 2011. 1080, et 1128, entretien G. Roujou de Boubée,  JCP 2011, n° 17, p. 483, S. Détraz.

[32] Loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, JORF n° 0089 du 15 avril 2011 p. 6610.

[33] Art. 62 al. 2 CPP.

[34] Art. 63-4 CPP.

[35] Art. 63-4-1 CPP.

[36] Art. 63-4-2 CPP.

[37] Art. 63-4-3 CPP.

[38] Art. 63-4-4 CPP.

[39] Considérant n° 10.

[40] « S’il apparaît, au cours de l’audition de la personne, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, elle ne peut être maintenue sous la contrainte à la disposition des enquêteurs que sous le régime de la garde à vue (…) ».

[41] Considérant n° 20.

Cette réserve n’est toutefois « applicable (qu’)aux auditions réalisées postérieurement à la publication de la présente décision », et ce afin qu’elle ne remette pas en cause les auditions libres antérieures à la décision.

[42] CEDH FİDANCI c/. TURQUIE, 17 janvier 2012 : « Article 6 § 1 requires, as a rule, access to a lawyer as from the first interrogation of a suspect by the police, unless it is demonstrated in the specific circumstances of the particular case that there are compelling reasons to restrict this righ » (Requête n° 17730/07, § 38).

[43] Quant à la relativité du droit à l’accès du dossier de la procédure, v. CEDH LAMY c. BELGIQUE, 30 mars 1989, requête n° 10444/83 ; CEDH SVIPSTA c. LETTONIE, 9 mars 2006, requête n° 66820/01, § 137 ; CEDH HOROMIDIS c. GRÈCE, 27 juillet 2006, Requête n° 9874/04, § 36.

[44] Considérant n° 29.

[45] Considérant n° 35.

[46] Décision n° 2011-223 QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats au Barreau de Bastia [Garde à vue en matière de terrorisme : désignation de l’avocat], Journal officiel du 18 février 2012, p. 2846, (@ 72) [Non conformité totale].

  1. J.-B. Perrier, « Restriction au libre choix de l’avocat lors de la garde à vue en matière de terrorisme : une inconstitutionnalité et une possibilité », AJ Pénal 2012 p. 342 ;A.-S. Chavent-Leclère, « L’inconstitutionnalité de la garde à vue en matière de terrorisme relativement à la désignation imposée de l’avocat », Procédures, 2012, comm. 126 ; V. Nioré et R. Soffer, « La restriction du libre choix de l’avocat en matière de terrorisme jugée inconstitutionnelle », Gaz. Pal. 25 mars 2012.

[47] « Si la personne est gardée à vue pour une infraction mentionnée au 11° de l’article 706-73, le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République à la demande de l’officier de police judiciaire, ou le juge d’instruction lorsque la garde à vue intervient au cours d’une instruction, peut décider que la personne sera assistée par un avocat désigné par le bâtonnier sur une liste d’avocats habilités, établie par le bureau du Conseil national des barreaux sur propositions des conseils de l’ordre de chaque barreau ».

Sur la genèse de ce texte et sa ratio legis, v. A. Darsonville,  « Le Conseil constitutionnel rassure partiellement les avocats », Constitutions,2012 p. 316.

[48] Considérant n° 7.

[49] Idem.

[50] Requête n° 71407/10.

[51] V. § 32.

[52] § 18.

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