La présomption d’impureté de l’article 324-1-1 C. pén. : blanchir sans linge sale ?
Revue de l’Union européenne, 2015, p. 252.
Entre le 6 mars 2019 et le 18 mars 2020, la chambre criminelle a substantiellement investi la question des présomptions relatives au blanchiment. L’arrêt rendu le 18 décembre 2019 en témoigne plus que de raison.
L’occasion est donc donnée de revenir sur la présomption d’impureté créée en 2013. Voilà ce que nous en disions en 2015 avant que les praticiens ne prennent possession de cette arme redoutable.
« Pour l’application de l’article 324-1, les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l’opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d’autre justification que de dissimuler l’origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ».
L’article 324-1-1 du code pénal, introduit par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013[1] (art. 8), est un texte qui n’aurait dû avoir qu’une destinée symbolique. Non prévue dans le texte initial déposé par le Gouvernement, cette présomption d’illicéité (ou d’impureté pour filer la métaphore du blanchiment) a fait l’objet d’une réécriture et d’un homérique affrontement entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Même une Commission mixte paritaire ne parvint à concilier les parlementaires. C’est dire que derrière ce texte, qui semble tourner en rond, se dissimule un véritable enjeu de politique criminelle. En affirmant que des biens ou des revenus « sont présumés être le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit », le législateur a en effet franchi le Rubicon probatoire que constitue la présomption d’innocence. Si de nombreux textes internationaux se sont succédé au cours des dernières années pour lutter contre le blanchiment, force est de constater que le traitement de l’infraction source de ce recel par ingénierie économique, a rarement fait l’objet de développements ad hoc.
Et pourtant ! La logique même de la répression du blanchiment est d’apporter une réponse pénale à celui qui désire tirer les fruits de son activité délinquante en les réinjectant dans le système économique. L’origine délictuelle, réelle ou par subrogation, de son patrimoine permet une pénalisation des différents montages par lesquels il tente ou parvient à donner une apparence légale à des biens issus ou obtenus au moyen d’une activité illégale. Il est donc de la logique même de l’infraction-résultat de blanchiment que d’entretenir un lien étroit avec une infraction-principale. Or, l’on sait que l’article 324-1 incrimine deux sortes de blanchiment. Avec le professeur Segonds[2], il est possible d’affirmer que sont pénalisés le blanchiment du patrimoine du criminel (al. 1er) et celui portant sur le patrimoine criminel (al. 2nd). Mais d’ores-et-déjà, il faut observer que le lien entre les capitaux placés et l’infraction principale ne semble pas être le même selon que l’on s’intéresse à l’alinéa 1er ou à l’alinéa 2nd. Seule la lettre du dernier alinéa exige que le bien blanchi constitue le produit d’une infraction.
En ne précisant rien quant au blanchiment concerné, l’article 324-1-1 laisse donc à penser que cette présomption d’impureté faciliterait la preuve des deux formes blanchiment. C’est dire combien il apparaît nécessaire de cerner les contours de cette disposition (II). Une telle entreprise nécessite toutefois se pencher prima facie sur la genèse de cette présomption (I).
I – La genèse de la présomption
Le texte initial déposé par le Gouvernement sur le bureau de l’Assemblée nationale ne laissait donc trace d’aucune présomption d’impureté. C’est en effet le député Nicolas Dupont-Aignan qui déposa un amendement (le 1er) afin que soit introduit dans le texte, un article 2 bis aux termes duquel :
« Constitue également un blanchiment le fait de dissimuler ou déguiser, ou d’aider à dissimuler ou déguiser, l’origine de biens ou de revenus dont la preuve n’a pas été apportée qu’ils ne sont pas illicites ».
Bien que ses termes aient évolué (B), cette présomption fut à l’origine d’un affrontement continu (A) entre les deux chambres du Parlement
A – L’affrontement
L’auteur de l’amendement, alors rapporteur de la mission d’information sur la lutte contre les paradis fiscaux, expliquait ainsi son texte : la répression du blanchiment « est un dispositif exigeant qui implique pour l’accusation d’accumuler les preuves alors même que l’on est en présence de trafics douteux, car il faut, en l’état de la jurisprudence, que les éléments constitutifs de l’infraction principale soient établis, même si aucune poursuite ni condamnation à ce titre n’est exigée et que l’infraction de blanchiment ait une certaine autonomie par rapport à l’infraction principale ». En s’appuyant notamment sur la Convention de Varsovie, alors en discussion devant le Sénat[3], le député explique que cette disposition vise à faciliter la poursuite puisqu’il n’y aurait plus à prouver d’infraction principale. La logique probatoire serait renversée puisqu’il reviendrait en effet « à la personne poursuivie de donner une explication convaincante sur le caractère licite des sommes d’origine douteuse ».
Toutefois l’amendement ne parvint à passer les fourches caudines du palais du Luxembourg. Le rapporteur demanda en personne sa suppression en raison de l’atteinte à la présomption d’innocence[4]. Le Sénat fut aisément convaincu et suivit le rapporteur. L’urgence ayant été déclarée par le Gouvernement, il revenait à la Commission mixte paritaire d’intervenir, or le rapporteur du Sénat constata très vite « un désaccord sérieux à l’article 2 bis »[5]. Cette présomption est perçue telle « un tournant considérable dans notre droit pénal et la mise à bas de toute une philosophie juridique »[6]. Craignant une validation constitutionnelle[7], le rapporteur préférait éviter de créer un précédent ouvrant la porte à d’autres présomptions de culpabilité. Tenant à ce qu’une présomption d’impureté soit consacrée, l’Assemblée va profiter de la nouvelle lecture justifiée par le désaccord de la CMP, pour proposer une réécriture du texte.
B – L’évolution
A la suite de l’échec de la CMP, l’Assemblée propose la version qu’abrite désormais le code pénal : « les biens ou les revenus sont présumés être le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit dès lors que les conditions matérielles, juridiques ou financières de l’opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d’autre justification que de dissimuler l’origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus ». Il ne s’agit donc plus d’assimiler une non-justification à un blanchiment mais bel et bien de faciliter la preuve du blanchiment. Pour justifier le nouveau texte, et répondre à l’argument sénatorial, le rapporteur à l’Assemblée observe, à juste titre, que les présomptions de culpabilité sont loin d’être ignorées en droit positif[8]. Sont alors mentionnés l’article 321-6 du code pénal (non-justification de ressources de droit commun et fait de faciliter la justification de ressources fictives), et le 3° de l’article 225-6 du code pénal (non-justification de ressources en lien avec la prostitution d’autrui). Selon le rapporteur du texte, le nouvel article 324-1-1 s’inscrit « dans la même logique ».
Se souvenant que le Sénat avait émis des réserves quant à la constitutionnalité du texte initial au regard de la présomption d’innocence, le rapporteur prend le soin, dans son exposé, de désamorcer un tel risque. Eludant le caractère simple de la présomption et la préservation des droits de la défense[9], le rapporteur met simplement en évidence la vraisemblance de la présomption. Il observe que le renversement de la charge de la preuve est subordonné « à une condition préalable, liée aux conditions de réalisation de l’opération ». L’enquête devra établir que le montage « a pour finalité de rendre opaque l’opération en cause, sans avoir de justification économique ». Ce système devrait permettre de réprimer des opérations dont la « complexité n’est manifestement qu’un moyen d’éviter la traçabilité des flux et d’en dissimuler l’origine »[10].
Après avoir démontré qu’il connaissait les rouages habituels des blanchiments à grande échelle[11], le rapporteur conclut que si « les circuits financiers sont inutilement complexes ou sans rationalité économique », l’amendement permettra « de renverser la charge de la preuve, en obligeant le mis en cause à apporter la preuve de l’origine licite des sommes en jeu ». Bien que nettement plus fouillé que la précédente justification, l’argument ne convainc toujours pas le Sénat. La chambre haute reconnaît certes que cette « disposition interprétative »[12] constitue « une amélioration par rapport au texte proposé en première lecture par l’Assemblée ». Néanmoins, en commission comme lors des débats en séance publique, elle estime que la jurisprudence ne semble pas être particulièrement en demande, et qu’il convient d’attendre la discussion à venir sur la quatrième directive anti-blanchiment pour y réfléchir à nouveau[13].
Non sans ironie, le rapporteur ajoute : « une vieille dame qui garderait, en liquide, ses économies chez elle, sans se souvenir de leur origine, doit-elle être soupçonnée de blanchiment ? »[14]
Tournant. Toutefois, lors de la lecture définitive devant l’Assemblée, le texte trouva un défenseur inattendu en la personne de la Garde des sceaux. Bien que réservée sur l‘amendement initial, la Ministre de la justice s’est montré plutôt satisfaite par la nouvelle mouture de la présomption[15]. Il s’agit en effet selon elle, « d’armer l’autorité judiciaire de façon à ce qu’elle soit en capacité de poursuivre ». Par ailleurs, elle ajoute, sans coup férir, qu’il « est toujours possible d’apporter la preuve en cours de procédure, et les droits de la défense seront dans ce cas-là bien entendu respectés »[16]. L’on ne sait trop si cet argument a fini par convaincre les sénateurs mais deux éléments sont certains :
- Lors de la saisine du Conseil constitutionnel, la violation de la présomption d’innocence par l’article 324-1-1 n’a pas été mise en exergue ;
- Le Conseil ne l’a pas davantage soulevée d’office.
Cette disposition fait donc désormais partie du droit positif. Néanmoins, on ne peut affirmer que le Parlement a coupé court à toute critique en adoptant cette seconde version de la présomption d’impureté. Les arguments avancés par l’Assemblée manquent en réalité tant au niveau des présupposés (la justice a besoin de la présomption) que du fonctionnement même de la présomption (assimilable à une non-justification de ressources).
L’art de la prolepse législative a, comme la science, des limites.
II – Les contours de la présomption
Les soubresauts de la navette parlementaire attestent des nombreux problèmes entourant le texte. En cherchant à faciliter la preuve du blanchiment d’argent, l’amendement génère des interrogations légitimes quant au mécanisme mis en place et à la nature même de cette disposition[17]. Outre un contenu indécis (A), il est clair que le besoin que cette présomption d’impureté vient satisfaire reste imprécis (B) tant la généralité des termes laisse supposer que les blanchiments médiat et immédiat sont concernés alors que seul le second semble nécessiter un bien « impur ».
A – Un contenu indécis
Sens. De prime abord, la lettre de la disposition peut laisser songeur. Aux termes de la première version, la non-justification était assimilée à un blanchiment. Nul besoin d’infraction principale et encore moins de profit. La preuve de la dissimulation suffit. L’efficacité aurait été au rendez-vous mais ce renversement de la charge probatoire était tel que le Sénat a manifesté une hostilité chronique. L’Assemblée finissait par proposer une nouvelle version présumant cette fois-ci l’illicéité des biens ou revenus dissimulés ou convertis. A la différence de la première version, il ne suffit pas de prouver la dissimulation, il faudrait également démontrer qu’aucune perspective légalement admissible ne justifie le montage litigieux. Si la construction ne sert qu’à déguiser, alors les fonds seront réputés illicites.
Répartition des charges. Ainsi le bien est réputé impur dès lors que l’opération de blanchiment ne peut avoir pour but que de dissimuler l’origine des biens ou leur bénéficiaire. Il y a fort à parier que dans la pratique, les enquêteurs se contenteront de prouver une dissimulation ou un placement litigieux et d’interroger le suspect quant à l’origine des fonds. S’il est dans l’incapacité de démontrer que les fonds sont licites alors la présomption d’impureté jouera. Toutefois, la loi ne répond pas à une problématique fondamentale, mais fort difficile à résoudre : quels moyens doivent mettre en œuvre les services d’enquête pour vérifier le but poursuivi par le montage ? Sans participation du suspect à l’explication du montage financier utilisé, les enquêteurs seront-ils en mesure de prouver que l’opération n’a pour but que de cacher l’origine des biens ou leur bénéficiaire ? Et plus précisément, le devront-ils ?
Le blanchiment n’a en effet de sens que si le linge est sale…[18] Pourquoi dissimuler l’origine de fonds par le biais de montages complexes si ce n’est pour masquer leur illicéité ? L’ingénierie financière peut certes poursuivre des objectifs fiscaux, sociaux ou simplement juridiques. Mais si aucun objectif légal ne peut être démontré, la complexité et/ou l’opacité laisseront sans doute à elles seules présumer qu’il s’agit d’un blanchiment. L’alinéa 2 contiendrait alors une infraction dont la preuve est plus facile à rapporter que celle contenue à l’alinéa 1er car ce n’est plus seulement le lien entre produit délictueux et blanchiment qui s’évapore mais également le lien entre l’infraction principale et l’infraction résultat. L’autonomie du blanchiment rappelée à l’envi par la Cour de cassation[19]est donc poussée à son extrême[20].
Distinction. Les députés se sont appuyés sur les différentes infractions de non-justification de ressources afin de légitimer le recours à cette présomption. Si la logique est commune (le renversement partiel de la présomption d’innocence), la modalité employée n’est pas la même. La pénalisation des non-justifications de ressources se fait soit au moyen d’infractions assimilées (exploitation de la mendicité[21], de la vente à la sauvette[22], ou proxénétisme[23]), soit par le truchement d’infractions autonomes (délit général de l’article 321-6, article 321-6-1 et en matière terroriste[24])[25].
Ces infractions sont bien évidemment des dispositions de fond. Or, la présomption instituée à l’article 324-1-1 ne partage pas le même vecteur. Il ne s’agit pas d’incriminer, à titre autonome une non-justification ; il ne s’agit pas non plus, à l’instar de la première version du texte, d’assimiler certains faits à du blanchiment. Il s’agit simplement de mettre à la charge du suspect la preuve de la licéité des fonds placés dans le cadre d’une enquête pour blanchiment. L’autorité de poursuite n’a tout simplement plus à établir l’illicéité des fonds dissimulés, celle-ci étant présumée en raison du modus operandi et de son but de dissimulation. Il n’y a clairement pas ici de nouvelle incrimination. Il ne s’agit donc pas cette fois-ci d’une règle de fond (la présomption n’est pas davantage irréfragable) mais bel et bien d’une disposition de forme, une règle probatoire. Règle qui renverse la présomption d’innocence imposant que tous les éléments constitutifs soient démontrés par les autorités de poursuite[26].
Comme l’observe le rapporteur à l’Assemblée : « le nouvel article 324-1-1 du code pénal ne modifie pas les éléments constitutifs de l’infraction de blanchiment, mais apporte un assouplissement nécessaire au régime de la preuve »[27]. Il en résulte que conformément à l’article 112-2, 2° du code pénal, cette présomption est d’application immédiate. Cette perspective, parfaitement critiquable au regard de ce que commande la légalité criminelle en termes de prévisibilité[28], n’en est pas moins conforme au code.
Appréciation. Il ne sert à rien de chercher dans nos engagements internationaux, positifs ou à venir, une telle présomption. Les différentes directives européennes ont certes facilité la détection des montages, placements et dissimulations litigieux, mais l’on n’y trouve nulle indication quant à la preuve de l’infraction source. Le député Dupont-Aignan s’était quant à lui appuyé sur la Convention de Varsovie[29] afin de justifier son amendement.
En comparaison avec la Convention de Strasbourg[30], le nouveau texte est certes une avancée quant à la détermination de l’infraction principale. Il est ainsi stipulé à l’article 9 § 6 que « chaque Partie s’assure qu’une condamnation pour blanchiment au sens du présent article est possible dès lors qu’il est prouvé que les biens objet de l’un des actes énumérés au paragraphe 1.a ou b de cet article, proviennent d’une infraction principale, sans qu’il soit nécessaire de prouver de quelle infraction précise il s’agit ». A défaut de délit précis, il faut cependant prouver l’illicéité des fonds[31], ce qui peut apparaître quelque peu contradictoire… sans être impossible[32].
Au-delà de cette indécision notionnelle, l’incertitude s’accroît encore lorsque l’on s’intéresse au type de blanchiment dont la preuve peut être rapportée par présomption.
B – Un besoin imprécis
L’article 324-1 incrimine à la fois un blanchiment médiat portant sur le patrimoine du criminel et un blanchiment immédiat portant sur le produit d’une infraction. Cette dualité d’incrimination anime, il est vrai, davantage la réflexion doctrinale que la jurisprudence[33]. Il n’est pas rare en effet que sous la plume des juges, l’on ne sache réellement quelle est la forme reprochée[34]. Pourtant, les deux modalités ne semblent pas comporter les mêmes exigences.
Il est clair que le blanchiment du patrimoine du criminel nécessite que soit démontrée une infraction principale et une opération de blanchiment. Même si la doctrine n’est pas unanime, certains auteurs considèrent qu’aux termes du 1eralinéa (blanchiment médiat) le bien blanchi n’a pas à être le produit de l’infraction principale[35]. L’alinéa 1er recèle en effet une spécificité matérielle. En affirmant que le « blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect », la loi distingue nettement deux étapes dans la qualification. Un crime ou un délit profitable doit avoir été commis, et, dans un second temps, la justification mensongère de l’origine du patrimoine du délinquant doit avoir été facilitée. A proprement parler, cet alinéa n’exige pas que la justification mensongère porte sur le produit de l’infraction source. Cette preuve « très lourde »[36], confinant à la probatio diabolica[37], n’est pas requise dès lors que l’on ment ou dissimule l’origine des biens appartenant à l’auteur d’une infraction profitable.
A l’inverse l’alinéa 2nd concerne directement le blanchiment du produit d’une infraction puisqu’est incriminé « le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit ». Cette fois-ci, puisque c’est le produit direct ou non d’une infraction qui est blanchi, il est logique que les autorités de poursuite rapportent la preuve de l’impureté du bien blanchi[38]. La création d’une présomption d’impureté offrait au Parlement l’occasion de préciser le sens de l’alinéa 1er. A cet égard, la lecture des travaux préparatoires déçoit. Jamais les parlementaires n’ont cherché à identifier le type de blanchiment dont la preuve serait facilitée par cette présomption. Les débats se sont essentiellement focalisés sur l’atteinte à la présomption d’innocence.
Si l’on adhère à l’idée selon laquelle l’alinéa 1er n’exige aucun lien entre la justification mensongère et l’infraction profitable, il apparaît clair que la présomption de l’article 324-1-1 ne peut servir que les intérêts de l’alinéa 2nd de l’article 324-1[39]. L’on peut regretter que les représentants de la Nation n’aient pas saisi l’opportunité pour clarifier l’incrimination de blanchiment médiat. En précisant que l’article 324-1-1 ne concerne que le blanchiment immédiat, c’eût été chose faite.
Seul l’avenir permettra de cerner les contours réels de cette nouvelle présomption. En se concentrant sur un faux-problème (l’admission des présomptions de culpabilité), le Parlement a adopté un texte aux contours imprécis. Comme toujours, il reviendra aux praticiens, magistrats en tête, de déterminer le sens et la portée de cette disposition. Nul doute que plaideurs et procureurs se plairont à démontrer que cette présomption d’impureté recèle plus de secrets qu’elle n’est censée en révéler.
[1] L. n° 2013-1117, 6 déc. 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière : JO 7 déc. 2013. – C. Cutajar, « Le nouvel arsenal de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière » : JCP G 2013, 1366 ; « Le volet répressif de la loi sur la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière » : AJP 2013 p. 638. – H. Robert, « Une nouvelle étape normative dans le renforcement des moyens de lutte contre la criminalité d’argent. – À propos de la loi du 6 décembre 2013 » : JCP G 2014, 182 ; M. Segonds, « Commentaire de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière » : Dr. pén. 2014, étude 3, n° 8. – R. Salomon, « Commentaire de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière » : Dr. sociétés 2014, comm. 37 – et nos obs., « Lutte contre la délinquance économique » RSC 2014 p. 393.
[2] V. « Blanchiment », in Rép. droit pénal et de procédure pénale, Dalloz.
[3] « Suivant l’exemple de certains de nos voisins, notamment la Belgique, et suivant les prescriptions de du 6 de l’article 9 de la convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et du financement du terrorisme, dont le Sénat vient d’autoriser la ratification et qui va être soumise à l’Assemblée, cet amendement vise à « s’assurer qu’une condamnation pour blanchiment est possible (…) sans qu’il soit nécessaire de prouver de quelle infraction principale il s’agit ».
[4] Selon lui, « impliquant un renversement total de la charge de la preuve, la rédaction proposée obligerait toute personne à apporter la preuve de l’origine licite de biens ou de revenus qu’elle détient, indépendamment de toute infraction sous-jacente. Un tel dispositif paraît difficilement compatible avec les principes fondamentaux du droit pénal, notamment celui de la présomption d’innocence, et présente de ce fait un risque d’inconstitutionnalité » : Rapport Sénat n° 738, p. 59.
[5] Rapport n° 1296 et 1297 (AN) et 789 (Sén.) p. 4.
[6] Idem.
[7] Ce qui est étonnant puisque le procédé a déjà été validé, sous conditions, par le Conseil (v. Décision du 16 juin 1999, n° 99-411 DC, JO 19 juin) et, auparavant, par la Cour européenne des droits de l’homme (7 oct. 1988, req. n° 10519/83, Salabiaku c/ France, série A n° 141-A). Dès lors que la présomption est simple, vraisemblable ou raisonnable, et préserve les droits de la défense, elle peut en effet être admise par les juridictions suprêmes.
[8] « Tel renversement de la charge de la preuve n’est en rien une innovation dans notre droit pénal, qui connaît déjà d’autres cas d’incriminations dont l’un des éléments constitutifs est l’incapacité, pour certaines personnes se trouvant dans des situations précises définies par la loi, à prouver l’origine licite de biens ou de revenus », Rapport AN n° 1348, p. 23.
[9] V. CEDH Salabiaku c. Fr., supra.
[10] Idem.
[11] « Le service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins, dit TRACFIN, et les enquêteurs judiciaires décèlent en effet des montages juridiques et financiers mettant en relation des personnes morales d’une durée de vie souvent limitée, avec des gérants de paille ou des identités invérifiables en France ou à l’étranger, montages dans lesquels circulent parfois des flux financiers massifs, sans justification économique.
Cependant, il est souvent très difficile de faire le lien entre les sommes manipulées dans ces montages et le produit de délits et de crimes. C’est d’ailleurs bien l’objectif des délinquants les mieux organisés, voire de ceux qui se spécialisent et investissent dans l’activité de blanchiment, pour donner une apparence d’économie légale à des flux illégaux. De ce fait, les condamnations pour blanchiment par les juridictions restent extrêmement limitées », ibidem p. 23-24.
[12] Rapport Sénat n° 21, p. 17.
[13] « Même ainsi rédigé, cet article 2 bis continue à soulever des interrogations, notamment en ce qu’il dissocie fortement les éléments constitutifs du délit de blanchiment du crime ou du délit sous-jacent. Procédant toujours à un renversement – certes encadré – de la charge de la preuve, cette disposition ne parait, en outre, pas justifiée par une jurisprudence excessivement restrictive des juridictions pénales.
En tout état de cause, les conditions de poursuite et de sanction du délit de blanchiment devraient faire l’objet d’un examen global et cohérent – ce que le Parlement sera amené à faire dans le cadre de la transposition de la « quatrième directive blanchiment », actuellement en cours d’élaboration » p. 21 et 22.
[14] Rapport précit. p. 23.
[15] V. Compte rendu intégral de la deuxième séance du mercredi 30 oct. 2013, JO p. 10813.
[16] Et l’on retrouve là le champ lexical constitutionnel qui sied aux présomptions de culpabilité : v. CEDH 7 oct. 1988, et Cons. const. 16 juin 1999 précit.
[17] Ce qui est notamment utile pour déterminer son application dans le temps…
[18] Il n’est donc pas utile de prouver dans quel état est le linge avant d’entrer dans la blanchisseuse. Ce qui est, ne le nions pas, assez cohérent.
[19] V. Crim. 24 févr. 2010 : Bull. crim. n° 37; JCP 2010, n° 23, note Cutajar ; Gaz. Pal. 2010. II. 2322, note Morel-Maroger – Crim. 16 janvier 2013, pourvoi n° 11-83689, Dr. pénal 2013, comm. 34, obs. Véron.
L’autonomie est telle que sans passer par Bercy, donc sans poursuite pour fraude fiscale, l’on peut condamner pour blanchiment : Crim. 20 févr. 2008 : Bull. crim. n° 43 ; D. 2008. AJ 924 ; ibid. 2008. 1585, note Cutajar ; ibid. 2008. Pan. 1577, note Mascala ; ibid. 2009. Pan. 131, obs. Garé ; RSC 2008. 607, obs. Matsopoulou ; AJ pénal 2008. 234, note Darsonville ; JCP 2008. II. 10103, note Lasserre Capdeville ; Dr. pénal 2008. Comm. 67, obs. Véron ; Gaz. Pal. 2008. 1. 966; ibid. Somm. 1906, note Teissedre ; ibid. 2009. 1. Somm. 1440, note Monnet.
[20] Cette présomption simple laisse toutefois la possibilité au suspect de prouver l’origine légale des fonds. L’Assemblée a, on l’a vu, considérablement insisté sur ce point afin de rassurer le Sénat. Il ne serait question de nier les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel (sur cette question, v. supra).
[21] Article 225-12-5 du code pénal.
[22] Article 225-12-8 du code pénal.
[23] Article 225-6, 3° du code pénal.
[24] Article 421-2-3 du code pénal.
[25] Il s’ensuit que seules les non-justifications assimilées sont de vraies présomptions de culpabilité puisque pour les infractions autonomes on ne déduit pas d’un fait connu, un fait inconnu. On ne présume pas ici que l’infraction source est également commise. L’incrimination est certes proche d’un recel, mais sans en être un puisque n’a pas à être démontrée la connaissance de l’origine délictuelle des fonds ou biens. Il s’agit d’un recel affaibli par la présence de peines plus faibles et des éléments constitutifs moins exigeants. La preuve de la non justification, du train de vie et des relations habituelles avec un délinquant ne présume pas une culpabilité, elle atteste d’une culpabilité à titre autonome.
[26] C’est peu dire que l’on peine alors à suivre le Sénat lorsqu’il parle de simple « disposition interprétative », v. supra.
[27] Rapport AN n° 1348, p. 24.
[28] V. R. Gassin, « Le principe de la légalité et la procédure », RPDP 2001. 822
[29] Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme en date du 16 mai 2005.
[30] Dont elle n’est qu’une évolution : v. Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990.
[31] Le Rapport explicatif énonce que « pour faciliter l’action pénale, les auteurs de la présente Convention ont rappelé qu’il importait que les autorités chargées des poursuites n’aient pas à prouver tous les éléments factuels d’une infraction principale spécifique, si la preuve de l’origine illicite des biens peut être déduite de l’ensemble des circonstances de l’affaire ».
V. également Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée de Vienne et Palerme, art. 6.
[32] V. Crim. 7 octobre 2009, n° 09-81320
[33] Pour une absence de distinction, v. Crim. 4 mai 2011, n° 10-84456 , Bull. crim. n° 90 ; Dr. pénal 2011, comm. 101, obs. Véron ; RPDP 2011. 407, note Segonds ; RSC 2011. 840, obs. Matsopoulou .
[34] V. pour un éventuel cumul des deux modalités : Crim. 20 février 2008, pourvoi n° 07-82977, précit.
[35] V. M. Daury-Fauveau, J.-Cl. Pénal, article 324-1, fasc. 20, n° 36 – J. Larguier et Ph. Conte, Droit pénal des affaires : 11e éd., 2004, Armand Colin, p. 242, n° 257. – M.-P. Lucas de Leyssac et A. Mihman, Droit pénal des affaires, Manuel théorique et pratique, 2009 : Économica, p. 166, n° 239. – W. Jeandidier, Droit pénal des affaires : 6e éd., 2005, Dalloz, p. 95, n° 68. – H. Robert, Réflexions sur la nature de l’infraction de blanchiment d’argent : JCP G 2008, I, 146, § 10. – Ph. Conte, Droit pénal spécial : 4e éd., 2013, LexisNexis, p. 379, n° 643 – M. Véron, Droit pénal des affaires, Dalloz, Cours, 10ème éd., 2013, n° 147 – F. Stasiak, Droit pénal des affaires, LGDJ, Manuel, 2009, p. 131 ? – et M. Segonds, « Blanchiment », précit. n°12.
[36] V. Ph. Conte, précit.
[37] M. Segonds, « Commentaire de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière », précit. n° 8.
[38] Pour une preuve par aveu, v. Crim. 11 février 2009, pourvoi n° 08-85067.
[39] V. M. Segonds, ibidem, et nos obs. in RSC 2014 p. 393.