La spécialisation des juridictions pénales

(Colloque : « Faut-il déspécialiser la procédure pénale ?« , Faculté de droit de Nancy, mars 2016)

 

 

Glissement sémantique : de la juridiction d’exception à la juridiction spécialisée. S’interroger sur la spécialisation de la procédure pénale invite à étudier les rapports entre droit commun et droit dérogatoire, entre principe et exceptions.

Aborder la spécialisation des juridictions prend dès lors une tournure un peu spéciale car qui dit juridictions spécialisées dit juridictions d’exception. Et l’on sait que de telles juridictions ont jalonné et marqué  l’histoire judiciaire sans en redorer le blason. Actuellement les juridictions implantées à Guantanamo attestent de l’indignité de la justice d’exception.

Pour autant la cour d’assises spéciale est clairement et officiellement la juridiction ayant remplacé en 1982 la Cour de sureté de l’Etat, quintessence de la juridiction d’exception.

Parler de juridictions spécialisées permet alors d’évincer, au moins dans un premier temps, la connotation particulièrement péjorative de l’exception.

Les définitions retenues dans les deux cas sont pourtant identiques.

Les juridictions pénales spécialisées sont, à l’instar des juridictions d’exception, celles qui ne peuvent connaître des faits ou juger des personnes qu’en vertu d’une loi spéciale leur attribuant cette compétence et la retirant, par voie de conséquence, aux juridictions de droit commun.

Variétés : plusieurs spécialisations à plusieurs stades (instruction et jugement)1. En laissant de côté l’aspect politique de la similarité, l’on peut observer que de nos jours la spécialisation des juridictions est hétérogène, les juridictions pénales spécialisées étant particulièrement nombreuses.

La spécialisation des juridictions pénales tient alors :

  • à une qualité propre à l’auteur des faits (juridictions pour mineurs, militaires, Haute cour de Justice et Cour de Justice de la République),
  • à la qualification de l’infraction (infractions en matière militaire, crimes terroristes, infractions à la législation sur les stupéfiants qualifiés crimes, infractions maritimes, crimes et délits relatifs à la conduite de la politique de la nation, crimes internationaux),
  • aux circonstances extérieures (temps de paix/ guerre).

La compétence des juridictions spécialisées peut combiner l’application de plusieurs de ces critères (ex. : juridictions militaires, Cour de justice de la République, cour d’assises spéciales, juridictions des mineurs…).

S’il semble difficile de trouver un axe autour duquel organiser toutes ces juridictions spécialisées, le rapport Guinchard, remis à la ministre de la justice à l’été 2008, avait néanmoins tenté d’en révéler la clé de lecture :

« La démarche de spécialisation des juridictions, gage de qualité dans la réponse judiciaire, doit conduire à dessiner des blocs cohérents de compétence »2.

Débusquer cette cohérence impose d’analyser les raisons présidant à la spécialisation des juridictions pénales avant de découvrir les techniques permettant de spécialiser ces juridictions.

Avec cette précision que l’on entend par juridictions à la fois les juridictions d’instruction et de jugement. Même si de nombreuses juridictions ont logiquement spécialisé leurs chambres, le propos se limitera aux vraies juridictions réellement spécialisées.

Plan. En hommage à deux grandes notions disparues dans le cadre de la réforme du droit des contrats, l’on s’attachera à appréhender, dans un premier temps, les causes de la spécialisation (I), les besoins sous-jacents à la spécialisation des juridictions, avant d’aborder, dans un second temps, les objets de la spécialisation (II), les réponses aux besoins formulés.

I – Les causes de la spécialisation (les besoins)

La spécialisation des juridictions a de nombreuses causes, en ce sens qu’elle vient répondre à des besoins variés.

La première semble aller de soi. S’impose d’une part l’évidente et nécessaire adaptation (A) de la justice (au sens institutionnel) à une délinquance elle-même spécialisée et/ou complexe.

Néanmoins cette adaptation n’est pas la seule cause de spécialisation. Il est clair que pour répondre à certaines formes de délinquance, la justice a d’autre part besoin de centralisation (B) pour le traitement de certains contentieux.

A – Spécialisation par adaptation

En juin 2002, la mission d’information sur l’évolution des métiers de la justice constituée au sein de la commission des Lois du Sénat relevait que « la complexité croissante du droit et des procédures, l’augmentation des contentieux imposent une spécialisation des juridictions. (…). En fonction de leur nature et de leur degré de complexité, certains contentieux peuvent être jugés rapidement et simplement, d’autres requièrent des connaissances juridiques particulières et des expertises. En tout état de cause, la spécialisation est un facteur de rapidité de la prise de la décision »3.

1. L’adaptation à la délinquance.

La spécialisation est en premier lieu une adaptation à la délinquance.

La spécialisation en matière pénale cherche en effet à répondre au défi que représente une délinquance toujours plus mobile et flexible. Cette perspective est parfaitement mise en avant lors de la création des JIRS. Comme le rappelait Jean-Luc Warsmann, alors rapporteur de la loi du 9 mars 2004 :

« Parce que la criminalité organisée opère souvent à l’échelle du territoire national, et même au delà, il importe que les structures judiciaires soient en mesure de s’adapter à cette mobilité géographique ».

Afin d’offrir à l’organisation judiciaire l’échelle pertinente et la taille critique afin d’améliorer l’efficacité de la lutte contre la criminalité organisée4, la compétence territoriale d’un tribunal de grande instance ou d’une cour d’assises « peut être étendue au ressort d’une ou plusieurs cours d’appel »5.

C’est une logique identique qui présida, avec la loi du 13 décembre 2011, à la création des deux pôles accidents collectifs, et ce en suivant les recommandations du rapport Guinchard.

2. L’adaptation au délinquant

L’adaptation au délinquant est un second facteur pris en compte pour spécialiser certaines juridictions.

 Mineurs. Telle est la logique qui s’évince de la justice des mineurs. L’on sait que depuis 1945 le législateur a opté pour un système lié et adapté à la personnalité en construction des mineurs. Cette délinquance est si spéciale qu’elle nécessite d’être essentiellement confiée à un juge des enfants qui a la particularité d’avoir à la fois une casquette civile (enfance en danger) et pénale à travers la construction d’une réponse particulièrement adaptée à la délinquance des mineurs.  A telle enseigne d’ailleurs que le Conseil constitutionnel a dégagé le principe fondamental reconnu par les lois de la République suivant :

« l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée OU selon des procédures appropriées »6.

 Politiques. Par ailleurs, la spécificité liée à certains mandats  impose de ne pas perturber l’action de l’exécutif par des actions répressives (éventuellement abusives). Cela a poussé le constituant à créer des juridictions ad hoc pour le Président de la République (Haute Cour) et les membres du Gouvernement (Cour de justice de la République).

Militaires. Les juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire sont par ailleurs compétentes pour les infractions commises par des militaires en temps de paix, soit en dehors du territoire soit en France mais durant le service (art L. 111-1 CJM). Par ailleurs, en temps de guerre, le ressort des tribunaux territoriaux des forces armées s’étend sur le territoire, ou ses parties (art. L. 112-1 CJM).

L’adaptation à certains contentieux techniques. Enfin, comme le rappelait le rapport Guinchard : « L’accroissement de la technicité de certains contentieux, plus exactement leur complexité, engendre un besoin de spécialisation des juges »[efn_note]Rapport Guinchard, p. 36.[/efn_note].

Un long discours est ici particulièrement inutile. Qui mieux que les universitaires sait à quel point le droit s’est complexifié et spécialisé au cours des dernières décennies ?

Qu’il s’agisse de nos formations ou de notre recherche, tout laisse apparaître une complication sans doute excessive du droit. (je ne sais pas vous mais certains intitulés de cours que je dispense en M2 laissent rêveurs à l’aune de la nécessaire accessibilité du droit…).

La spécialisation des magistrats fait-elle pour autant d’eux des super-techniciens les éloignant des hommes qu’ils ont à juger ?

  1. le premier président Jean-Claude Magendie estime que « la spécialisation nécessaire des magistrats […] n’a pas pour objet de créer des castes de magistrats inamovibles, mais correspond à une nécessité de spécialisation dans des domaines techniques pointus à l’aune de l’évolution constatée chez les avocats où l’existence et le développement de cabinets hautement spécialisés ne sont pas contestés ».

Il s’agit donc d’une double adaptation.

Adaptation à la technicité des dossiers, sur le plan juridique ou scientifique.

Et adaptation à l’adversaire (pas ennemi), à l’empêcheur de juger en rond. Puisque les cabinets d’avocats se spécialisent, il ne faudrait pas que le magistrat soit le seul à ne pas disposer des outils conceptuels et techniques propres à le rendre efficient lorsqu’il rend la justice.

Cela semble d’autant plus pertinent lorsque la réponse est centralisée au sein d’une juridiction spécialisée.

B – Spécialisation par centralisation

1.     Concentration des contentieux et des moyens

Voici comment le rapport Guinchard justifiait la centralisation judiciaire de certains contentieux : « Dans des domaines où la complexité du contentieux risquerait d’engendrer de graves inégalités dans le  traitement des affaires soumises aux juges, il importe que des moyens soient parfois regroupés au sein de quelques juridictions pour être mis à la disposition de tous, afin de préserver l’égalité entre les justiciables. À ce titre et dans ce cadre, il n’est pas illogique d’envisager que certains contentieux puissent être confiés à un nombre déterminé de juridictions, selon un principe de spécialisation »7.

La logique est simple. Outre la tradition jacobine qui anime notre pays depuis plusieurs siècles, la concentration par centralisation devrait permettre de rationaliser les moyens mis au profit des magistrats pour apporter une réponse adéquate à certaines formes de délinquance, et ce sans inégalité territoriale en principe8.

Mais la centralisation est une affaire de moyens.

Comme l’observait un commentateur avisé de la loi de décembre 2011 de répartition des contentieux : « la spécialisation ne sera réellement effective que si les efforts récemment engagés pour, d’une part, renforcer les moyens dont sont dotées les juridictions spécialisées et, d’autre part, instituer une véritable politique de gestion des ressources humaines afin de valoriser les compétences et l’expérience des magistrats, sont poursuivis »9.

Ce qui est tout sauf acquis. Au sein des juridictions d’instruction spécialisées, les magistrats sont très rarement déchargés des autres dossiers. Et les moyens supplémentaires en informatique laissent songeur l’observateur ayant déambulé au sein des cabinets d’instruction appartenant à des JIRS…

En outre, le Ministère est hostile à la filiarisation des carrières ; l’exemple Trevidic le prouve. La politique est la suivante : dans la magistrature, la polyvalence est le principe. La loi et les décisions du CSM vont d’ailleurs clairement en ce sens.

2.     Exemple des JIRS

Il n’en demeure pas moins que la spécialisation par concentration a ses succès. Le bilan des JIRS dressé 10 ans après leur entrée en vigueur en 2004, lors d’un congrès judiciaire à Marseille le démontre10.

Le fait que dans ces structures dédiées à la criminalité organisée11 et aux affaires économiques grandement complexes12, les magistrats soient entourés d’assistants spécialisés (douane, fisc, …) aide considérablement l’œuvre judiciaire. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que les JIRS soient les plus gros pourvoyeurs de biens à la banque du milieu (surnom de l’Agrasc). Nombre des ordonnances sont rédigées par ces assistants pour lesquels les subtilités bancaires et domaniales sont maitrisées. Le travail est par ailleurs facilité par le fait que les JIRS entretiennent des rapports étroits avec des institutions telles que TRACFIN et l’AGRASC justement13. Ajoutons à cela qu’ici, le principe est d’avoir recours aux procédures dérogatoires des articles 706-73 et s. du CPP…

Au-delà de ces aides techniques, on a pu mettre en avant la plus-value pour les magistrats d’avancer groupés face à la délinquance organisée. Ce n’est plus le juge Michel contre la pègre locale, mais bien (à l’instar des parquets) des juges d’instruction le plus souvent co-saisis qui échangent entre eux et au sein de leur section. C’est une vraie stratégie judiciaire qui voit le jour entre magistrats spécialisés. L’organisation de la justice anti-terroriste à Paris participe d’une logique identique avec une force de frappe considérable tant du côté du Parquet que de la juridiction d’instruction.

Pour finir sur ce point, la structure des pôles accidents-collectifs peut être mise en avant : une co-saisine au sein d’une seule juridiction de juges spécialisés et bénéficiant sur place d’assistants spécialisés (médecins, pharmaciens…) et de doctorants assistants de justice aux compétences diverses (traitement  de la pluralité de victimes et cybercriminalité…).

C’est dire que face au besoin de spécialisation, le droit a su trouver des réponses ad hoc.

 

II – Les objets de la spécialisation (les réponses)

Les objets de la spécialisation correspondent ainsi aux techniques mobilisées par le droit pour spécialiser les juridictions répressives.

Il s’agit :

en premier lieu de spécialiser les juges,

– et en second lieu d’adopter des règles processuelles dérogatoires au droit commun, le cumul de ces deux spécialisations n’étant d’ailleurs pas obligatoire.

A – Spécialisation des juges

Il existe trois outils permettant de spécialiser les juges.

1. Par une activité recentrée

La spécialisation des magistrats appartenant à une juridiction spécialisée se fait tout d’abord… par la spécialisation du contentieux qui leur est soumis. C’est une lapalissade tant il est évident qu’en concentrant son travail sur un domaine limité d’activités, l’on se spécialise. Ca a l’air évident mais telle est la logique des pôles14.

Observons que la loi n’impose jamais aux magistrats d’être spécialisés pour faire partie d’une juridiction spécialisée. L’exemple des JIRS est topique. S’il revient au procureur et au président du TGI de désigner un ou plusieurs magistrats du parquet, juges d’instruction et magistrats du siège chargés de la JIRS, la loi n’indique pas sur quel critère le choix doit se faire. La circulaire d’application précise tout de même que : les chefs de juridiction détermineront lesquels seront « les plus aptes, de par leur cursus et leur formation, à suivre les procédures relatives à la criminalité organisée»15.

Il va sans dire que cela n’a de sens que si les juges peuvent réellement se concentrer sur un nombre limité de dossiers (ce qui est tout sauf garanti..), et si une formation de qualité accompagne cette spécialisation.

2. Par leur formation

La question de la formation relève d’une perspective peu appréhendée mais très importante en pratique.

Aux termes de l’article 14 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature, tel que modifié par la loi du 5 mars 2007, « les magistrats sont soumis à une obligation de formation continue ».

Si le caractère obligatoire de la formation n’a donc réellement été imposé qu’en 2007, il est désormais l’un des éléments d’appréciation pris en compte pour l’évaluation des magistrats.

Aux termes de l’article 50 du décret du 4 mai 1972, modifié par le décret du 31 décembre 2008 : « Tout magistrat suit chaque année au moins cinq jours de formation. Tout magistrat nommé à des fonctions qu’il n’a jamais exercées auparavant suit en outre, dans les deux mois qui suivent son installation, la formation à la prise de fonctions correspondante ».

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’offre est pléthorique : des accidents collectifs, aux rapports entre cinéma et droit, en passant par la préparation de la retraite, la direction et le management des juridictions, la loi du 10 juillet 2000, la preuve pénale, les réformes récentes de la procédure pénale… l’ENM offre aux magistrats un catalogue dont n’importe quelle institution de formation juridique pourrait pâlir. En tout est pour tout, on y compte, pour la seule année 2016, à peine 395 formations, stages et diplômes, dont 31 pour la seule matière pénale stricto sensu.

Qu’il s’agisse des formations « changement de fonctions » (spécialisation) ou des sessions classiques, tout est fait pour que le magistrat puisse se spécialiser, qu’il appartienne ou non à une juridiction spécialisée. Bien évidemment si tel est le cas, la formation est de plus en plus pointue, et l’on songe notamment aux sessions AGRASC ou accidents aériens pour les pôles accidents collectifs, formations réservées à des magistrats ultra spécialisés et qui, du coup, n’apparaissent pas dans le catalogue officiel.

L’on peut ajouter que les magistrats bénéficient d’une documentation en ligne (intranet) massive.

3. Par la composition

Enfin, et le moyen est connu, par le choix des membres composant une juridiction, il est loisible de la spécialiser.

Les juridictions pour mineurs16 en attestent peut être mieux que toutes les autres juridictions spécialisées.

Le tribunal pour enfants est ainsi composé d’un JE et d’assesseurs qui se sont signalés par l’intérêt qu’ils portent aux questions de l’enfance et par leurs compétences (article L. 251-4 COJ). Quant à la cour d’assises des mineurs, les assesseurs sont en principe des JE.

Même le décrié tribunal correctionnel pour mineurs est présidé par un JE, sans recours à juge unique ni au juge de proximité pour composer la juridiction.

La Cour d’assises spéciale. Cette juridiction a remplacé la Cour de sûreté de l’Etat en 1982 et présente la spécificité depuis 1986 de n’être composée plus que de magistrats professionnels pour éviter menaces et pressions sur les jurés. Rationae materiae, la compétence de cette juridiction dépasse le seul domaine terroriste puisqu’elle peut juger : les crimes de droit commun commis par des militaires lorsqu’il existe un risque de divulgation d’un secret de la défense nationale (art. 698-7), la trahison, l’espionnage, et l’atteinte à la défense nationale (art. 702), ainsi que le trafic criminel de stupéfiants (art. 706-27 et s) et la prolifération d’armes de destruction massive ou de leurs vecteurs (art. 706-167 et s).

Tribunaux militaires. En temps  de guerre, les juridictions des forces armées sont composées de militaire et de magistrats professionnels.

Si des tribunaux militaires aux armées sont établis, ils sont exclusivement composés de juges militaires.

B – Spécialisation des procédures

Si le plus souvent, la spécialisation des juridictions n’emporte pas nécessairement des règles procédurales dérogatoires, il arrive néanmoins que certaines règles soient aménagées.

1.     Perspective globale

La procédure pénale relative aux mineurs en atteste.

La procédure mise en œuvre par les JIRS (régime de la criminalité organisée) dépasse toute expectative tant les règles dérogent au droit commun (garde à vue, perquisitions de nuit, sonorisations, écoutes téléphoniques durant l’enquête, livraisons surveillées, infiltration…).

2.     Saisines réservées

La Haute Cour et la CJR bénéficient de règles spéciales quant à leur saisine puisque, entre autres, aucune constitution de partie civile n’y est recevable. Une Commission des requêtes s’occupe de la saisine de la CJR (art. 68-2 C). Quant à la Haute Cour, c’est le Parlement lui-même qui peut seul la saisir.

Pareillement, la  Cour de cassation a affirmé qu’une partie civile était irrecevable à se constituer devant une JIRS, la saisine de cette dernière relevant d’une faculté appartenant à la seule autorité judiciaire17.

3.     Compétences territoriales spéciales

Enfin, les logiques de concentration dont on a parlé expliquent que certaines juridictions aient un ressort dépassant le simple TGI pour s’étendre à plusieurs tribunaux. Il en va ainsi des JIRS, des pôles accidents collectifs, du terrorisme (centralisé à Paris18) sans toutefois que la loi ne prévoie de monopole. Le dessaisissement doit ainsi se faire de concert entre les juridictions compétentes.

Il en va de même des juridictions spécialisées en matière de rejets polluants des navires19, et localisées sur le littoral20.

Pareillement, la loi du 13 décembre 2011 de répartition des contentieux a créé à Paris un pôle judiciaire spécialisé, sans monopole, pour les crimes internationaux, à l’instar du pôle compétent pour les actes de terrorisme21.

Conclusion : glissement sémantique du « pénal » au répressif.

Deux observations pour conclure et ouvrir le sujet. Tout d’abord, il convient de ne pas occulter que la spécialisation peut poser de vrais problèmes de droit. En attestent les jurisprudences relatives au dessaisissement notamment vers les JIRS22. Une critique assez juste a d’ailleurs pu être émise s’agissant de la création des pôles « Accidents collectifs », les règles de dessaisissement étant assez laconiques.

Par ailleurs, j’avais entamé cette intervention en abordant le glissement sémantique « exception – spécialisée ». Dans le même ordre d’idée, l’on peut se demander si au lieu de parler de spécialisation des juridictions pénales, il ne vaudrait pas mieux s’intéresser à la spécialisation des juridictions répressives au sens large (celles relevant de l’article 6 § 1 CESDH).

Au regard d’une réforme actuellement en discussion et dont le projet a fuité sur la toile, l’on peut se demander si la spécialisation ultime des juges répressifs ne passe pas par un abandon au moins partiel du droit pénal au sens strict. Le cas du droit répressif des marchés financiers en atteste. L’on peut toujours créer un monopole du PNF pour les abus de marché. On peut lier cela à la compétence exclusive du tribunal correctionnel de Paris.

Dans le fond, sur le plan répressif, qui assure l’essentiel du travail avec, à la clef, les sanctions les plus élevées ? L’AMF. La spécialisation des juridictions répressives ne passe-t-elle pas, déjà et à l’avenir, par une externalisation de certains contentieux répressifs au profit d’institutions ultra-spécialisées ? Si tel devait être le cas, alors la spécialisation des juridictions ne serait plus là où on l’attend… et la justice pénale pourrait alors se recentrer sur un contentieux moins spécialisé !

 


  1. Parfois JAP, v. spécialisation récente du JAP parisien pour les affaires terroristes.
  2. Rapport Guinchard, p. 235.
  3. «  Quels métiers pour quelle justice ? » – Rapport n° 345 (Sénat, 2001-2002) de M. Christian Cointat au nom de la mission d’information sur l’évolution des métiers de la justice présidée par M. Jean-Jacques Hyest – p. 207.
  4. Pour l’enquête, la poursuite et le jugement des infractions relevant des articles 706-73 ou 706-74 sauf terrorisme.
  5. Dans le cadre de l’adoption de la loi du 9 mars 2004, le texte avait par exemple l’ambition de répondre « à cette forme odieuse de criminalité dont le littoral français pâtit à répétition depuis quelques années : la pollution, volontaire ou « accidentelle », des eaux maritimes, fruit du mépris et de l’impunité scandaleuse dont bénéficient encore trop largement, en vertu de la réglementation internationale, ces « voyous des mers » dénoncés par le Président de la République ». Pour ce faire, le texte envisage expressis verbis « La spécialisation des juridictions ». Ainsi l’article 9 du projet de loi consacre l’existence de juridictions spécialisées en matière de pollution maritime, Rapport n° 856 par Jean-Luc WARSMANN.
  6. Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002, loi d’orientation et de programmation pour la justice, considérant n° 26.
  7. Rapport Guinchard, p. 36.
  8. Outre les déplacements que cela génère pour les parties…
  9. T. Potaszkin, « La poursuite du processus de spécialisation de la justice pénale », D. 2012. 452.
  10. M. Penverne, Dix ans de JIRS : un bilan flatteur… à quelques exceptions près, Dalloz actu,  6 oct. 2014
  11. Art. 706-75-1 CPP.
  12. Art. 704 CPP. Compétence récupérée lors de la suppression des pôles financiers opérée la loi n° 2013-1117 du 6 déc. 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.
  13. A telle enseigne qu’un ancien magistrat de la JIRS marseillaise dirige l’AGRASC de nos jours…
  14. « La spécialisation présente des avantages, notamment parce qu’elle augmente l’efficacité des juges pour lesquels il est évidemment plus aisé de maîtriser une matière limitée, surtout quand cette dernière est particulièrement complexe sur un plan technique » H. Croze, Ch. Morel et O. Fradin, Procédure civile, Litec, coll. Objectif droit, 3e éd., 2005, n° 928.
  15. Circ. CRIM 04-13/G1-02-09-04 du 2 sept. 2004, p. 31. V. A.-S. Chavent-Leclère, Les juridictions interrégionales spécialisées : des compétences originales –– AJ pénal 2010. 106.
  16. E. LETOUZEY, La spécialisation des juridictions et des procédures dans les affaires de mineurs,  Droit pénal n° 9, Septembre 2012, étude 20.
  17. Crim. 12 janvier 2005, pourvoi n° 04-81139.
  18. Aert. 706-17 CPP.
  19. Art. 706-107 CPP.
  20. Le TGI de Paris s’est vu confier en cette matière une compétence concurrente, puisqu’il peut être désigné pour les affaires qui seraient d’une grande complexité. En dehors des eux territoriales françaises et de la ZEE, Paris détient un monopole (art. 706-108 CPP).
  21. L’article 628-1 du CPP confie pour la poursuite, l’instruction et le jugement des crimes contre l’humanité et crimes et délits de guerre aux magistrats parisiens une compétence concurrente de celle des juridictions compétentes en application des règles de droit commun. Compétence spéciale qui vient compléter celle d’une autre juridiction pénale spécialisée, la Cour pénale internationale.
  22. Crim. 14 octobre 2015, 14-10-2015 – AJ pénal 2016. 154 : le dessaisissement du juge d’instruction au profit d’une JIRS doit respecter l’article 706-77 CPP qui confie l’initiative au ministère public.

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