J’ai eu la chance et l’honneur de diriger et de contribuer (privilège parmi d’autres) au dossier spécial de la revue Lexbase Pénal intitulé « Droit pénal et patrimoine : saisir et punir » (septembre 2021).

L’occasion de publier ici un édito étendu. Non pas donc celui que vous trouverez dans la revue mais un texte plus long. J’espère que cela vous donnera envie de lire ce dossier auxquels ont eu la gentillesse de participer le Pr Frederic Stasiak, MM. les maîtres de conférences Julien Lagoutte et Benoit Auroy, Maître Matthieu Hy et le procureur Eric Camous.

 

 

  • Le juge pénal, juge de la propriété (histoire d’une ambiguïté), par Nicolas Catelan, Directeur scientifique de la revue Lexbase Pénal (N° Lexbase : N8822BYE)
  • Le patrimoine des sociétés confronté au droit pénal, par Frédéric Stasiak, Professeur à l’Université de Lorraine (N° Lexbase : N8748BYN)
  • Famille et patrimoine : l’impossible droit pénal ?, par Benoît Auroy, Maître de conférences à l’Université Rennes 1 (N° Lexbase : N8792BYB)
  • La pertinence du concept de patrimoine pour la protection pénale de l’environnement, par Julien Lagoutte, Maître de conférences  à l’Université de Bordeaux, (N° Lexbase : N8709BY9)
  • Droit des saisies pénales et confiscations : repères jurisprudentiels, par Matthieu Hy, avocat au Barreau de Paris, (N° Lexbase : N8785BYZ)
  • Panorama saisies et confiscations (janvier 2020 – août 2021), par Éric Camous, Procureur de la République près le tribunal judiciaire de Narbonne, (N° Lexbase : N8791BYA)

Patrimoine et droit pénal : histoire d’une révolution

« La principale leçon de l’histoire », disait Michel Villey, « est d’inviter à la modestie contre l’extravagante vanité collective du présent car ce que l’on croit découvrir l’a été déjà, et mieux, et autrement »((M. Villey, Réflexions sur la philosophie et de droit, Les carnets, PUF, livre XIII, p. 296.)). Doit-on comprendre que ce dossier pénal n’ambitionne pas de rebattre les cartes d’une institution si bien systématisée par Aubry et Rau il y a plus d’un siècle((C. Aubry et C.-F.  Rau, Cours de droit civil français : d’après la méthode de Zachariae,  Tome 9 : « Le patrimoine est l’ensemble des biens d’une personne, envisagé comme formant une universalité de droit » (§ 573, p. 333 et s., en ligne sur Gallica).)), ni celles du droit pénal en ce presque début de XXIème siècle ? Est-ce à dire que le poids de l’histoire serait tel que tout aurait été écrit, pensé et dit ? Cela serait pour le moins paradoxal au moment d’introduire 5 contributions qui gravitent autour du patrimoine pour sonder son appréhension par le droit pénal. L’époque moderne témoigne de ce que la notion de patrimoine a su gagner des champs assez éloignés de la perspective classique des deux auteurs strasbourgeois. La patrimonialisation de nos existences est à l’œuvre (des biens aux données personnelles, du gène à l’humanité en passant par la nation). Nos vies sont gorgées d’économie de sorte que la valeur patrimoniale et capitalistique de chaque élément de nos existences est de nos jours fixée, calculable et, en un sens, indemnisable. Les atteintes à notre patrimoine font l’objet de plusieurs incriminations : des dégradations, aux spoliations, des détournements aux destructions, de la prévarication au péculat, des malversations aux abus de biens sociaux, de l’escroquerie à l’abus de confiance… Le Code pénal tend un tissu répressif particulièrement dense autour de comportements qui semblent porter atteinte à la propriété d’autrui. A telle enseigne que le juge répressif s’est progressivement mais paradoxalement mû en un juge de la propriété.

Cette tendance connaît toutefois des résistances : la famille en constitue incontestablement le champ élémentaire. La difficulté à imaginer ici une règle de droit pèse encore plusieurs siècles après le célèbre avertissement aristotélicien, Benoit Auroy s’en fait l’écho, plus de 2300 ans après le Stagirite. Le droit pénal des sociétés commerciales participe d’une logique différente avec des effets toutefois similaires comme le montre le Pr Stasiak : le juge bloquant ici par la théorie de l’action, ce que la loi accomplit ailleurs par le jeu des immunités.

L’environnement aurait pu constituer une planche de salut. Mais Julien Lagoutte démontre parfaitement que la notion de patrimoine, fût-il de l’humanité ou de la nation, n’est malheureusement pas de nature à initier le grand soir du droit pénal de l’environnement.
Ces quelques constats, aussi rapides qu’éphémères sont de nature à nourrir un scepticisme contrit. Ce serait oublier la profonde réforme opérée par la loi du 9 juillet 2010 portant sur les saisies et confiscations. Comme le rappelle Me Hy, la confiscation n’a pas attendu cette loi pour exister. Compulser un ouvrage portant sur l’histoire du droit pénal romain suffit à s’en convaincre((Y. Rivière, Histoire du droit pénal romain (de Romulus à Justinien), Les Belles Lettres, 2021, spé. p. 94 et s.)). Et pourtant la loi du 9 juillet 2010 a véritablement opéré une révolution en droit pénal français. Aux sens physique et politique.

Au sens physique cette loi rappelle les arguments portés par réformateurs de la fin du XVIIIème siècle, ceux-là mêmes qui avaient découvert les mille mérites et vertus des peines analogues, sanctions qui empruntent au mode opératoire ou à l’intentionnalité du délinquant pour calquer la peine : la prison pour le rapt, la bourse pour le vol, les flétrissures pour les violences, la mort… pour la mort, car « ceux qui prendront l’épée périront par l’épée … »((Matthieu, 26-52)). Partant du postulat que l’analyse économique est à même d’expliquer nombre de comportements criminels, le législateur de 2010, comme certains penseurs il y a deux siècles, ont ainsi imaginé un ordonnancement juridique permettant de punir par où les humains pêchent : le matérialisme idéologique de la société de consommation a ainsi remis à l’ordre du jour la peine de confiscation. Le mythe « Nemo ex delicto consequatur emolumentum » était alors revigoré quand bien même les premiers rapports de l’AGRASC((V. ainsi Rapport AGRASC, 2013, p. 33.)) témoignaient de ce que la peine complémentaire de confiscation touchait essentiellement la délinquance liée aux stupéfiants et au vol, bien loin donc du champ naturel du droit pénal des affaires où les profits sont pourtant légion. Nul ne s’étonnera d’ailleurs que la confiscation générale de patrimoine soit encourue au titre du trafic de stupéfiants((V. art. 222-49 du Code pénal.)).

Nonobstant les réformateurs, le droit pénal moderne allait au XIXème siècle embarquer pour une autre aventure, celle de la peine homologue : la peine d’emprisonnement, commune à tous les crimes et délits, et permettant par la variation de sa durée de s’adapter à la gravité de l’infraction commise. A une époque où la révolution industrielle allait assimiler chaque travailleur à sa force de travail en temps de labeur, l’emprisonnement allait devenir la variable d’ajustement de la sanction en temps de détention. Les atteintes au patrimoine de l’entreprise par la rapine des salariés ne pouvaient plus bénéficier de la bienveillance du XVIIIème siècle. La révolution industrielle était à ce prix, l’appareil de production devenant un patrimoine sacré.

Chronos devenait alors l’alpha et l’omega des sanctions : positive par le salaire, négative par la prison. Cet alignement des planètes économique et juridique (déjà !1.

Nul ne contestera pour autant qu’à côté de cette peine étalon, l’amende a toujours su trouver sa place. Elle est d’ailleurs un puissant révélateur de classement social. Comme l’énonce Bruneau Aubusson, « Veut-on caricaturer ? L’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien, l’emprisonnement avec sursis est populaire »(( B. Aubusson de Cavarlay. « Hommes, peines et infractions : la légalité de l’inégalité », L’Année sociologique, 1985, p. 275-309.)).

La renaissance de la confiscation (et de son antichambre, la saisie) participe alors d’une logique complémentaire, tant aux sens juridique que commun : elle s’inscrit dans la quête séculaire d’une pénalité prophylactique mais désormais analogue. Loin de se substituer à la peine homologue (l’emprisonnement), elle en complète la sévérité par le biais d’une appréhension matérielle d’éléments du patrimoine d’ores-et-déjà disponibles, si tant est que le condamné soit un acteur économique solvable.

Au sens politique, l’appréhension du patrimoine du délinquant propose implicitement et rationnellement de basculer vers une autre approche du comportement délinquant. Comme le démontrait très tôt Sutherland, la délinquance n’entretient pas de rapport avec la pauvreté, sinon comment expliquer la criminalité d’affaires dont la constance et la gravité ne font, plus depuis longtemps, l’ombre d’un doute. La délinquance suit plus certainement la structure sociale et économique dans laquelle baignent ses acteurs. Et puisque le capitalisme peut être aisément défini comme « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques »((E. Chiapello et L. Bolstanski, Le nouvel esprit du capitalisme, NRF Essais, Gallimard, 2001, p. 38.)), sans doute que la délinquance suit cette logique d’accumulation patrimoniale, le pacifisme en moins. Or, le néolibéralisme avait proposé d’appréhender chaque agent économique comme un capital, chacun devant faire fructifier son patrimoine dans les champs divers de la vie non nécessairement économiques. Le droit pénal était un de ces champs où la logique micro économique devait être développée afin de comprendre les criminogénèses et maximiser les logiques répressives. La rationalisation, force continue de notre monde et source principale de son désenchantement, se devait de conquérir le champ pénal. Là où la prison fait perdre de l’argent, la confiscation permet d’en gagner. Puisque la justice est avant tout une administration soumise à la LOLF, qui, se revendiquant d’un esprit sain, pourrait s’opposer à une répression visant la rentabilité ?

La logique répressive contemporaine ne s’embarrasse pourtant ni de chiffres ni d’analyse précise((On sait pourtant que c’est là une des manifestations principales de la rationalité formelle de l’économie selon Weber (v. Economie et société, t. 1, Agora, Folio, 2003, p. 130.)). La pauvreté de l’institution judiciaire nourrit le leitmotiv « tout est bon à prendre ».  Quand bien même serions-nous dans l’incapacité de prouver que les pénalités économiques seraient enclines à faire décliner la délinquance((Nous oserons à peine évoquer l’étude maintes fois commentée de la crèche de Haïfa v. S. Levitt S. J. Dubner, Freakonomics, Folio, 2007.)).

Doit-on alors s’inquiéter ou se féliciter quand un législateur peu inspiré se contente de transposer en droit pénal de l’environnement une CJIP si efficace dans le champ des corruptions et de la fraude fiscale ?

Doit-on s’étonner que le contentieux répressif des marchés financiers soit intégralement ou presque absorbé par une autorité de régulation alors que des qualifications délictuelles sont assez facilement envisageables ?

Doit-on s’offusquer lorsque le juge pénal confisque un bien commun même si un des époux est de bonne foi ?

Doit-on s’incliner si le moindre litige contractuel est susceptible de dégénérer en procédure pénale pour abus de confiance ou escroquerie((Gageons que si le juge civil disposait seul de la possibilité de prononcer des dommages-et-intérêts punitifs, la répartition des contentieux serait toute autre.)) ?

Aucun de ces phénomènes n’est nouveau ou de nature à bouleverser nos habitudes théoriques ou pratiques. Nous faisons face ici à une double logique, qui bien qu’évoluant dans des champs disparates, finissent logiquement par entrer en collision((Pierre Bourdieu avait déjà parfaitement démontré que les champs sociaux étaient dynamiques et parfois en interaction dans des sous-champs : v. par ex. Homo Academicus, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1984.)). Puisque tout est économie, le droit pénal est matérialiste. Puisque le droit pénal est répressif avant tout par sa procédure((L’histoire est évidemment en ce sens puisque la procédure a été inventée avant la peine (v. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, in Œuvres philosophiques complètes, tome VII, NRF, Gallimard , 2015, p. 271 et s.). La réalité de la justice pénale en témoigne. Qui nierait l’aspect punitif d’une perquisition, d’une garde-à-vue, d’un contrôle judiciaire, d’une détention provisoire, d’une saisie, d’un déferrement ou encore d’une comparution, menotté ou non ?)), puis éventuellement, par le prononcé d’une sanction, il n’est pas surprenant que le contentieux des affaires lui échappe dès son origine ou presque pour s’achever devant une autorité de régulation ou au terme d’une CJIP. Le champ des affaires est tel qu’il a toujours su s’aménager des portes de sortie permettant assez à ses membres d’échapper au stigmate de la condamnation. Il n’est pas moins surprenant que tout individu dont l’intérêt est lésé désire que la justice répressive soit saisie : la colère et la souffrance ressenties par la victime trouvent en la voie répressive, et en la souffrance induite chez le coupable, un équivalent salutaire. Si à la procédure infamante pour le prévenu s’ajoute la peine…

Le patrimoine est de ces notions qui, loin de se laisser enserrer dans des grilles monochromatiques, permet à une pensée réfléchie d’en suivre les lignes de crête et les lignes de fuite. Que tous les auteurs ayant accepté de participer à ce dossier, soient remerciés pour leur précieuse contribution. Le patrimoine continuera d’échapper à nombre de nos entreprises de définition, par sa mise en abime perpétuelle puisque tout, désormais, est une valeur. Il ne pourra en revanche, au terme de ce dossier, échapper à sa mise en intelligibilité. En ce qu’une revue scientifique n’est pas une œuvre de science-fiction, elle ne peut sans doute pas imaginer l’avenir. Elle peut au moins expliquer le présent par le poids de son passé, et la force de la pensée. C’est ainsi que l’avenir devient possible.

Bonne lecture à tous.


 

  1. Voire toujours comme l’ont démontré Rushe et Kirsheimer dans Peines et structures sociales, Les éditions du Cerf, 1994.) et une infinité d’autres facteurs allaient donner naissance à ce que la sociologue Corinne Rostaing allait, quelles décennies plus tard, qualifier d’institution dégradante(( C. Rostaing, Une institution dégradante, la prison, NRF Essais, Gallimard, 8 avril 2021 []

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