Le positionnement singulier du parquet européen : entre justice de l’Union européenne et justice de droit interne

(conférence prononcée le 16 mai 2022 à la Cour de cassation
dans le cadre du colloque intitulé « Le parquet européen: entre présent et avenir »
)

Éclair. L’irruption du parquet européen en 2017 ne fut pas un coup de tonnerre dans le ciel judiciaire européen puisqu’il fut envisagé dès les années 19901, avec notamment le Corpus Juris2, fut très discuté dans les années 20003, pensons au Livre vert de la Commission en 2001, et finalement inscrit dans le Traité de Lisbonne de 20074. Le règlement de coopération renforcé en date du 12 octobre 2017, précédé par de nombreuses réflexions5 et la directive dite « PIF »6, ressemble ainsi à s’y méprendre à un projet de longue haleine, fruit d’une conciliation entre des États européens conscients des enjeux car convaincus de la nécessité de coopérer et de coordonner l’action publique dans le champ économique et financier. Pourtant, un colloque organisé à la chambre criminelle en 20187 avait permis de mettre en exergue les frictions, les différents points d’achoppement et de tension entre les ambitions juridiques formulées notamment dans le Corpus juris et le réalisme politique à l’origine du texte d’équilibre de 2017. Quatre ans après… l’heure d’un premier bilan s’impose sans doute. Le 1er juin 2022 le parquet européen a en effet soufflé sa première bougie (d’activité). L’action de ce nouveau-né (à longue gestation) est déjà scrutée, analysée et bientôt disséquée. Les pièges politiques sont encore nombreux, les enjeux juridiques et judiciaires sont également légion.

La position du parquet européen interroge évidemment. Son architecture, originale, a pu étonner voire décontenancer les continentalistes. Voulant échapper au modèle fédéral, les négociateurs ont en effet élaboré un parquet à plusieurs strates, collégial à Luxembourg et hiérarchisé dans son fonctionnement entre les chambres permanentes et les acteurs de terrain au sein des États membres, i.e les procureurs européens délégués. Surtout, appliquant des droits nationaux, tant substantiel que processuel, devant des juridictions nationales, le parquet européen évolue sur un terrain hétérodoxe à cheval entre un espace européen où il est né (et où sont prises les décisions) et un espace national où il agit. Comment l’analyser en 2022, à la lumière de la loi du 24 décembre 20208 ayant transcrit en droit interne la procédure applicable aux actes et actions du procureur européen délégué ? Le positionnement du parquet européen peut être qualifié de singulier prima facie. Tous les commentaires portant sur le texte ont d’ailleurs souligné l’étrangeté de la construction.

Est-il possible de dépasser cette intuition ? Pour y répondre, il s’est agi « simplement » et humblement de se hisser sur les épaules de géants selon le bon mot de Newton. Et ici furent prima facie empruntées les épaules d’Hermann Minkowski. Peu connu des Facultés de droit, Minkowski est un mathématicien et un physicien allemand qui eut l’idée géniale au début du XXè siècle de postuler que tout point pour être valablement localisé devait être positionné dans l’espace et dans le temps. Pour le dire autrement il inventa le continuum espace-temps dont allait se servir Einstein pour élaborer sa théorie de la relativité générale.

Pour situer le procureur européen (PE) dans l’environnement judiciaire national et européen, et interroger sa singularité, nous nous intéresserons donc à son espace à travers ses formes et sa structure, puis localiserons l’ouvrage dans le temps afin de replacer le PE dans l’histoire de la construction européenne. Cet appel du pied à la science historique aura le mérite de nous rappeler l’avertissement de Michel Villey selon lequel « la première leçon de l’histoire est d’inviter à la modestie contre l’extravagante vanité collective du présent car ce que l’on croit découvrir l’a été déjà, et mieux, et autrement »9.

I – Dans l’espace : une apparente singularité

Dans l’espace judiciaire, le parquet européen est éminemment singulier. Le Règlement le confirme en affirmant à l’article 8 qu’il s’agit d’un « parquet unique ». Que le parquet soit structuré en deux échelons ne change rien à la nature de l’autorité de poursuite : il est unique et indivisible. Son fonctionnement en atteste, l’échelon central et l’échelon local travaillant de concert et de conserve10. Cette singularité-unicité s’accompagne d’une singularité-particularité, évidemment. Qu’il s’agisse de la structure (A) du parquet ou encore des formes (B) que prend son action, le PE présente des spécificités aisées à observer.

A – Structure originale

Objectif. Concernant la structure du PE, à savoir son organisation et les liens tissés en son sein mais également avec d’autres institutions, elle est évidemment singulière, originale. Les termes employés par la doctrine pour commenter les textes relatifs au PE en attestent : monstre11, chimère12, caractère hybride13, institution atypique14, caméléon15, construction contre nature16, positionnement ambivalent17, transfuge18 … la doctrine a rivalisé en inventivité, semblant puiser dans l’œuvre de Mary Shelley, pour décrire le parquet européen. Avec cette précision que pour certains le procureur est par principe un mutant19. A dire vrai la volonté et la nécessité de créer un parquet européen capable de se fondre dans une vingtaine de systèmes judiciaires explique la structure polyédrique de cette entité20. En ayant l’obligation de se fondre dans tous les systèmes existants, la structure du PE confine à un assemblage bigarré. Si chaque élément de la structure ne présente pas de grande spécificité, leur combinaison peut interroger… Qu’on en juge !

Composition. Le parquet européen est, on le sait, composé de deux échelons21 :

  • Un niveau central avec la cheffe du PE, le collège22 composé des procureurs européens de chaque État membre, et des chambres permanentes (3 PE chargés de suivre les dossiers)

  • Un niveau local : les procureurs européens délégués (PED) en charge de l’exercice concret des missions (direction d’enquête et action publique).

Ainsi, « une même affaire est suivie par deux strates du Parquet européen »23. Est-ce si singulier ? On retrouve ici un parquet hiérarchisé et collégial. Il n’est pas parfaitement indivisible en ce sens qu’en réalité les fonctions de chacun sont essentiellement fixes, prédéterminées24. Surtout, « le Parquet européen comporte deux visages : organe interétatique, il est structuré de manière collégiale et décentralisée ; organe supranational, il est indépendant et doté de pouvoirs coercitifs autonomes »25. S ’agit-il réellement d’un parquet à la fois central et décentralisé ? Le texte et ses commentaires vont en ce sens… évidemment. A dire vrai le PE est central et déconcentré. Le terme « délégation » est employé par le texte européen26 et, rappelons-le, le parquet européen est unique ! Au sens publiciste du terme, puisqu’il n’y a qu’un organe, la forme locale du PE est stricto sensu déconcentrée.

Au-delà, il s’agit d’un Parquet subordonné, collégial. Les textes ont ainsi pour mission de coordonner au niveau européen une action publique exercée indépendamment au niveau national : d’où la structure d’apparence intergouvernementale de l’organe parquetier européen avec cette précision que les PE agissent « au nom et pour le compte d’un intérêt supérieur aux intérêt nationaux, un intérêt commun à tous les États membres, un intérêt européen »27.

En France la singularité résulte également de l’indépendance du Parquet européen, qu’il s’agisse du chef du parquet28, des procureurs européens29 ou encore des PED30, tant en ce qui concerne leur nomination que leur révocation. Nonobstant la décision QPC en date du 8 décembre 201731, la situation du ministère public français est éloignée du standard européen. En choisissant d’attribuer aux PED français la seule casquette européenne, la France a évidemment fait le bon choix. La seconde solution, rendue possible par le Règlement32, et permettant au PED d’avoir la double casquette (européenne et nationale) aurait chez nous été assez problématique. Enfin, malgré cette indépendance à l’extérieur, le parquet reste fortement hiérarchisé dans son fonctionnement interne : la chambre permanente est l’entité essentielle en termes d’exercice de l’action publique33 même si les procureurs délégués disposent d’une force de proposition. Comme l’observe le Pr Gogorza : « Intégrés à une structure hiérarchisée, les PED reçoivent en effet des consignes internes permettant une application cohérente de la politique européenne »34. Pour le dire autrement : « l’économie générale du dispositif confère au procureur européen un rôle de « méta parquet ». Celui-ci exerce son autorité sur les procureurs européens délégués mais dépend de ceux-ci pour le représenter et agir, avec une certaine indépendance, conformément à ses instructions ou directives »35.

Spécificité. Reste que les « les juridictions compétentes pour les investigations et le jugement et la procédure applicable devant celles-ci demeurent nationales »36. Ainsi que le rappelle le Pr Vergès, le « Parquet européen est une institution qui défend les intérêts de l’Union européenne devant les juridictions nationales, s’appuyant sur la procédure pénale française et sur des incriminations de droit interne »37. Le droit à appliquer est donc local, celui des États membres. L’ordonnance « PIF » comme la directive sur le blanchiment cadreront le travail du parquet européen de manière combinée avec la compétence matérielle. C’est indéniable…

B – Formes locales38

Procédure. C’est surtout l’application des formes procédurales locales, nationales qui a pu interroger : le droit des investigations, de l’action publique et d’application des peines est national. La police judiciaire est pareillement locale. Le Règlement de 2017 encadre toutefois la direction d’enquête (sans référence aux éléments classiques de la suspicion)39 et le pouvoir d’évocation finalement réapparu en France à la faveur de la loi du 24 décembre 2020 (v. art. article 43-1 CPP). Les articles 30 et s. du Règlement déterminent ainsi les actes que le procureur européen doit être en mesure d’accomplir dans le pays où il exerce ainsi les actes qu’il peut demander à un de ses collègues situé dans un autre État membre (et ce de manière très simplifiée). Quant à l’opportunité des poursuites, elle est traitée au niveau de la chambre permanente. Certes. Mais si le PED propose de poursuivre, alors le classement sans suite devient impossible en application de l’article 36, § 1.

Si le parquet est européen, le droit qu’il mobilise est essentiellement national et ce devant des juridictions nationales : une goutte d’Europe dans un océan de droit national pourrait observer un esprit narquois.

PED. Au-delà il est certain que l’articulation entre niveau européen et niveau local crée un besoin : une action cohérente nécessite une courroie de transmission40, un échangeur41 : à mi-chemin entre l’UE et les États-membres, les représentants locaux du parquet européen, les PED sont d’anciens membres des parquets nationaux (appelés à y retourner comme l’a observé toute la doctrine ou presque…) : « la situation du procureur européen (délégué) est donc intrinsèquement ambiguë »42. Surtout, remarque le Pr Beauvais, un paradoxe tend une nouvelle fois à sourdre puisque le PED « a pour mission de mener une action supranationale et unifiée de lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union tout en appliquant les droits nationaux et en mobilisant les autorités et services étatiques »43.

L’ambiguïté est encore plus grande à la lueur de la loi du 24 décembre 202044. Le postulat était le suivant : « La difficulté en France tient à la présence du juge d’instruction dont le maintien dans le champ de compétence du Parquet européen est incompatible avec sa mise en place »45. Le PED est donc une sorte de juge d’instruction/parquetier qui peut instruire mais également rendre des ordonnances juridictionnelles46 : il a la possibilité de mettre en examen, d’octroyer le statut de témoin assisté, de décider d’un contrôle judiciaire mais aussi de solliciter le juge des libertés et de la détention (JLD) pour un placement en détention provisoire ou une assignation à résidence. Il est pareillement autorisé à statuer sur la recevabilité d’une action intentée par un plaignant… Là est peut-être le plus grand des exotismes… : « le PED se prononce sur la recevabilité de la constitution de partie civile. Cela signifie que la future partie publique au procès pénal, se voit reconnaître le pouvoir d’exclure une partie privée et de dénier à celle-ci son droit d’agir devant le juge pénal. L’examen de la recevabilité de l’action est bien une prérogative réservée à une juridiction. La confier à une autre partie, ou plutôt à une partie potentielle, relève d’un non-sens dangereux »47.

L’hybridation ainsi opérée48, « transfigurant parfois complètement notre modèle de procédure »49 interroge et inquiète : le « monstre n’est pas personnifié par le procureur européen délégué, ce dernier n’étant qu’un membre du ministère public français détaché auprès de l’institution européenne. Son statut n’est en rien problématique. Le monstre est le cadre procédural dans lequel le PED exerce sa mission »50. La question de la séparation des fonctions judiciaires, ici disparue51, devra nécessairement être portée devant le Conseil constitutionnel voire la CJUE52.

Tout ceci est parfaitement connu : le PE évolue dans un espace hétérodoxe, fruit d’une conciliation politique complexe et d’un texte de transcription ayant fait des choix… étonnants. Reste qu’en prenant un peu de recul, un peu de distance avec les règles techniques de droit positif, il est possible d’inscrire le PE dans le champ de la raison.

L’histoire commande en effet de relativiser la singularité de ce parquet européen.

II – Dans le temps : le paradoxe de la raison

En s’intéressant à l’histoire, l’émergence d’un parquet européen dans le champ économique et financier est tout sauf dénuée de raison. Ce positionnement dans le temps doit s’accomplir en avant et en arrière : à l’aune de ce qui a été réalisé et des projets à venir. Sur le temps court (A) comme sur le temps long (B) le PE apparaît aussi raisonnable que rationnel.

A – Temps court : un positionnement raisonnable

Le procureur européen aura ainsi mis un peu plus de 20 ans à apparaître entre sa conceptualisation et sa réalisation. On peut évidemment se dire que les institutions européennes et les États membres ont pris leur temps pour instituer un organe aussi important. Le Pr Cahn a très judicieusement observé que le droit pénal économique est rarement l’enfant chéri des politiques publiques dans le champ répressif53. La lutte contre la délinquance économique est rarement urgente. En France, il a fallu attendre le scandale de l’affaire Cahuzac pour que naisse un parquet national spécialisé dans le champ économique avec les succès que l’on connaît.

A l’aune de la construction européenne, observons que l’Union a mis un peu plus de 70 ans pour se doter d’un organe de poursuite. En attendant, et à la faveur des attentats de New-York en 2001, l’Union s’est dotée d’Eurojust, du mandat d’arrêt européen, de la décision d’enquête pénale européenne, du système d’interconnexion des casiers judiciaires (ECRIS), des directives A, B, C, PI, et Droit des victimes, de textes répressifs dans le domaine des marchés financiers, du blanchiment et de la lutte contre le terrorisme. Dans un champ aussi marqué par la souveraineté des États (le jus peniendi), l’UE a en réalité accompli un tour de force considérable. On a longtemps dit (Pradel) que les États étaient peu enclins à coopérer malgré la nécessité de cette entraide : l’extradition a souvent été l’exemple topique de ce phénomène au XXè siècle.

Née en 1951 avec la CECA, l’Europe dispose d’ores-et-déjà en 2022 de son institution parquetière qui, avant même d’être en activité, faisait déjà l’objet de discussions quant à l’extension de son champ de compétence (!) : on a parlé de terrorisme, de criminalité organisée, d’environnement54

Qu’on le veuille ou non, la lente construction de la coopération pénale rend l’apparition du parquet européen raisonnable : le développement de l’entraide au nom de la confiance mutuelle et de la reconnaissance des décisions de justice d’une part, et le rapprochement des législations d’autre part ont pavé la voie à ce nouvel organe. Les esprits même souverainistes se sont habitués au droit pénal européen. Et évidemment les intérêts financiers de l’Europe constituent un champ d’action élémentaire, fondamental imposant une action commune forte et visible. En d’autres termes cette dynamique (la PIF) devait être incarnée et, pour ce faire, rien de mieux qu’un Parquet. Aussi singulier que soit le PE, il demeure une création raisonnable dans un environnement européen, pénal et économique.

En réalité, il était ici stratégique de créer une autorité de poursuite avant même de bénéficier d’une procédure pénale européenne. Comme le remarque F. Baab : « Le seul moyen de parvenir à un accord était de poser comme principe que les enquêtes seraient conduites dans le cadre des procédures pénales nationales »55. L’émergence d’un tel parquet, à logique fédérale mais sans structure ni formes fédérales, est par conséquent cohérente : « Les institutions européennes ont fait preuve en la matière d’un indéniable flegme pragmatique ayant permis la création du parquet européen après deux décennies de réflexion, illustrant ce que l’on pourrait qualifier de révolution tranquille »56.

Au demeurant, le PE n’est pas que raisonnable, il est également rationnel quand le regard se porte sur l’origine du parquet français, qui témoigne de logiques similaires lors de l’apparition de l’État français.

B – Temps long : un positionnement rationnel

La singularité du PE tient, on l’a vu, à sa genèse intergouvernementale ayant nécessité de l’affubler d’une pluralité de facettes lui permettant de s’intégrer dans plusieurs États. Cet objectif a conduit à une structure non-fédérale : si le parquet est européen, ses membres restent des nationaux, le droit applicable est national, les juridicions compétentes sont nationales nonobstant les différents cadrages européens. Le parquet européen est donc né avant un vrai droit pénal européen (fédéral).

A la vérité, l’histoire du parquet français illustre la rationalité intrinsèque de cette construction. Un ouvrage fondamental en atteste : « L’histoire du parquet français », sous la direction du Pr Jean Marie Carbasse. En croisant cet ouvrage collectif avec les travaux d’Adhémar Esmein57 à la fin du XIXe siècle, et ceux du Pr Passat sur le Ministère public, on peut en effet assez aisément expliquer la création du ministère public français. Les historiens s’entendent pour situer au XIIème siècle l’apparition du parquet au sein des juridictions royales58. Or, le parquet n’obtient des prérogatives pénales certaines qu’au tournant du XIVème siècle et un véritable pouvoir institué d’action publique à la seule fin du XVIIème siècle en raison de la nécessité de maintenir l’ordre dans le pays. Le mouvement des Nus pieds a déstabilisé avec tant d’autres le pays et a convaincu le roi qu’il fallait urgemment assurer la sévère répression de toute insurrection59. Avant cela, la première fonction du parquet est d’assurer la défense des intérêts patrimoniaux du roi et veiller à l’intégrité du domaine royal. Le contentieux des revenus domaniaux occupe ainsi les gens du Roy (redevances, cens) tout comme les revenus féodaux tels que les droits de mutation60. Bref, la fiscalité et la domanialité d’abord, le droit pénal ensuite : voilà l’histoire de la répression française et de son chef d’orchestre, le Parquet. Pour reprendre l’idée du Pr Rassat dans sa thèse de doctorat : les procureurs sont nés bien avant le droit pénal !

Quand on songe au Parquet européen se consacrant à la lutte contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union on comprend aisément la logique sous-jacente puisque c’est ainsi que l’on construit un État moderne : par l’instauration d’un agent, d’une interface, d’un échangeur entre le souverain et la circulation des richesses : un agent armé car détenteur d’une violence légitime sur ceux qui sont d’ores et déjà des contribuables et qui deviendront tôt ou tard des justiciables. Michel Foucault a parfaitement démontré dans « Naissance de la biopolitique » comment le miracle allemand des années 1970 avait indiqué la marche à suivre pour n’importe quel État néo-libéral : le marché est le lieu où la vérité se dit. Le marché est la grille de lecture à travers laquelle les politiques publiques sont scrutées, analysées et évaluées. Le droit pénal européen est tout entier ou presque tourné vers cet objectif : la lecture des considérants des différents textes adoptés par l’UE l’illustre. La création d’un procureur européen financier était donc la première étape rationnelle de l’édifice à construire. Que le reste advienne ou non un jour (droit européen fédéral, substantiel et formel appliqué devant des juridictions européennes), cela est affaire de politique, d’arbitrages et d’équilibres au sein de l’Union Européenne difficiles à prédire aujourd’hui. Ce qui est certain en revanche c’est qu’un parquet financier est une initiative, une première pierre rationnelle confirmée par la science historique.

Le PE n’est pas donc pas très singulier au regard de l’histoire : ses modalités sont certes originales (fruit de la conciliation politique à 22 et d’une loi de transcription surprenante) mais sa genèse est indiscutablement d’une cohérence parfaite.

Cl. Les juristes font parfois des rêves et le décalage entre le songe et la réalité nourrit souvent les déceptions : le colloque de 2018 organisé par la Chambre criminelle et le rapport conclusif de Ch. Soulard61 en avaient attesté. F. Baab avait alors cherché à mesurer le propos en rappelant que Règlement est le fruit d’une conciliation et d’une négociation difficiles62. S’il est de l’office de l’Université d’identifier les difficultés et de proposer des interprétations compréhensives et cohérentes du Règlement, notre mission est sans doute bien différente à l’endroit du texte issu de la loi du 24 décembre 2020 qui, lui, n’est pas le fruit d’une conciliation politique opposant des États hostiles, réfractaires ou, au mieux, regardants… Selon Shakespeare, « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil ». Que le rêve européen se soit concrétisé avec le Règlement de 2017 instituant le parquet européen est une excellente nouvelle pour le droit pénal économique et la lutte contre la désastreuse délinquance financière. Et à cet égard, il semble possible de nourrir un certain optimisme car ce songe est déjà plus long qu’une simple et belle nuit d’été.

1 Le parquet européen était l’une des dix propositions formulées par le président du Parlement européen Klaus Hänsch lors de la Conférence Interparlementaire en avril 1996. V. M. Delmas-Marty, « Propos introductifs – Le double contexte du règlement instituant le parquet européen », RSC 2018 p. 619.

2 M. Delmas-Marty (dir.), Corpus Juris, Economica, 1997.

3 Livre vert de la Commission des communautés européennes sur la protection pénale des intérêts financiers communautaires et la création d’un Procureur européen : 11 déc. 2001, COM (2001)715 final.

4 Art. 86 TFUE.

5 Sur la genèse v. F. Baab, « Le Parquet européen, une coopération judiciaire renforcée », Droit pénal n° 4, Avril 2021, dossier 4. Sur les options structurelles discutées v. J.-F. Thony, « Genèse du parquet européen », AJ Pénal 2018 p. 276. Pour la France v. Étude adoptée le 24 février 2011 par l’Assemblée générale plénière du Conseil d’État, « Réflexions sur l’institution d’un parquet européen », La Documentation française.

6 Directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal. V. J. Simon, « La création du Parquet européen : nouveau bras armé de l’Union dans la lutte contre la délinquance économique et financière », Lexbase Pénal, n° 32, nov. 2020.

7 V. « Dossier : Lectures du règlement instituant le Parquet européen », RSC 2018 p. 617.

8 Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée.

9 M. Villey, Réflexions sur la philosophie et de droit, Les carnets, PUF, livre XIII, p. 296.

10 « Le procureur délégué ne peut intervenir qu’en exécution des orientations et instructions des autorités centrales du Parquet européen dès lors qu’il agit exclusivement « au nom » de ce dernier. Somme toute, la singularité de cette organisation du Parquet européen participe à l’autonomie de l’autorité judiciaire de l’Union » : G. Taupiac-Nouvel et A. Botton, « Coopération renforcée pour la création du Parquet européen Aspects procéduraux du règlement (UE) du 12 octobre 2017 », JCP G n° 5, 29 Janvier 2018, doctr. 122.

11 E. Vergès, « Une chimère génétiquement modifiée : la procédure conduite par le Parquet européen délégué », RSC 2021/1, p. 143.

12 O. Cahn, « Mutations du ministère public sous l’influence du parquet européen – Faisons un rêve… », Lexbase Pénal, décembre 2019.

13 G. Taupiac-Nouvel et A. Botton, precit.

14 E. Vergès, précit.

15 P. Beauvais, « Lectures analytiques guidées. Quel modèle de Parquet ? », RSC 2018 p. 625

16 E Vergès, precit.

17 A. Gogorza, « Loi relative au Parquet européen : d’une nouvelle figure du parquet à un nouveau modèle de procès pénal », Lexbase Pénal, février 2021.

18 E. Letouzey, « L’intégration du Parquet européen dans la procédure pénale française : la révolution tranquille », Droit pénal n° 2, février 2021, étude 6, § 18.

19 G. Giudicelli-Delage, « Les mutations du parquet – Propos conclusifs », Lexbase Pénal, décembre 2019

20 V. E. Letouzey, precit. § 2 – P. Beauvais, « Lectures analytiques guidées. Quel modèle de Parquet ? », RSC 2018 p. 625 : « il est « difficile d’identifier un modèle à l’état pur : le plus souvent, ces différents paramètres et caractéristiques se mêlent et se combinent pour former, in fine, un paysage varié, et pas toujours cohérent, des formes de parquet en Europe ».

21 V. art. 8 Règl. 2017/1939.

22 Le collège est responsable de la politique pénale du Parquet européen et « ne prend pas de décisions opérationnelles portant sur des dossiers particuliers » (art. 9, §2). De telles décisions relèvent des chambres permanentes chargées de superviser et diriger les enquêtes et les poursuites menées dans les États membres.

23 E. Vergès, precit..

24 V. toutefois art. 28, §4 Règl. 2017/1939.

25 P. Beauvais, « Lectures analytiques guidées. Quel modèle de Parquet ? », RSC 2018 p. 625.

26 Art. 31 Règl. 2017/1939.

27 F. Baab, « Le parquet européen entre en scène », Gaz. Pal. 16 mars 2021, p. 79.

28 Art. 14 Règl. 2017/1939.

29 Art. 16 Règl. 2017/1939.

30 Art. 17 Règl. 2017/1939.

31 Cons. const., déc. n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017 : v. A. Botton, « Les magistrats du parquet, des subordonnés indépendants », Lexbase Pénal, n° 1, janv. 2018.

32 Art. 13§3 Règl. 2017/1939.

33 Art. 10 Règl. 2017/1939.

34 A. Gogorza, « Loi relative au Parquet européen : d’une nouvelle figure du parquet à un nouveau modèle de procès pénal », Lexbase Pénal, février 2021.

35 Thomas Cassuto, « La collaboration entre le procureur européen et les parquets nationaux », AJ Pénal 2018 p. 279.

36 Idem.

37 E. Vergès, précit.

38 V. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Rio de Janeiro, 1974, in Dits Ecrits, tome II texte n° 139.

39 Règl. n° 2017/1939, art. 26, § 1. V. G. Taupiac-Nouvel et A. Botton, « Coopération renforcée pour la création du Parquet européen Aspects procéduraux du règlement (UE) du 12 octobre 2017 », JCP G n° 5, 29 Janvier 2018, doctr. 122.

40 E. Letouzey, precit. § 4

41 V. A. Botton, « Projet de loi relatif au Parquet européen : décryptage et analyse », Lexbase Pénal, mars 2020.

42 O. Cahn, « Mutations du ministère public sous l’influence du parquet européen – Faisons un rêve… », Lexbase Pénal, décembre 2019. Selon A. Gogorza : « Chargés d’agir au nom du Parquet européen dans leurs États membres respectifs, les procureurs européens délégués sont naturellement soumis à l’échelon central et doivent suivre les orientations et les instructions de la chambre permanente chargée de l’affaire ainsi que les instructions du procureur européen qui en assure la surveillance. Toutefois, l’exercice de leurs missions implique de les intégrer à des procédures et règles nationales dont ils ne sauraient s’affranchir » (A. Gogorza, « Loi relative au Parquet européen : d’une nouvelle figure du parquet à un nouveau modèle de procès pénal », Lexbase Pénal, février 2021).

43 P. Beauvais, « Lectures analytiques guidées. Quel modèle de Parquet ? », RSC 2018 p. 625

44 V. E Vergès, « Une chimère génétiquement modifiée : la procédure conduite par le Parquet européen délégué », RSC 2021/1, p. 143 – A. Botton, « Le procureur européen délégué français, modèle du futur Parquet national ? À propos de la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice spécialisée », JCP G, n° 7, 15 février 2021, doctr. 201 – A. Gogorza, « Loi relative au Parquet européen : d’une nouvelle figure du parquet à un nouveau modèle de procès pénal », Lexbase Pénal, fév. 2021 – E. Letouzey, « L’intégration du Parquet européen dans la procédure pénale française : la révolution tranquille », Droit pénal n° 2, février 2021, étude 6

V. égal. Décr. n° 2021-694, du 31 mai 2021, relatif au Parquet européen.

45 F. Baab, « Le Parquet européen, une coopération judiciaire renforcée », Droit pénal n° 4, Avril 2021, dossier 4.

« Le point était délicat à traiter, car le maintien de sa compétence dans le champ des infractions PIF était par principe incompatible avec la mise en place d’un parquet européen. Autorité de poursuite à part entière, ce dernier n’avait pas vocation à se dessaisir au profit d’une autorité judiciaire nationale » : F. Baab, « Le parquet européen entre en scène », Gaz. Pal. 16 mars 2021, p. 79.

46 V. art. 696-118 CPP.

47 E. Vergès, précit.

48 Des mots-mêmes du rapporteur : Ph. Bonnecarrère, Doc. Sénat, Rapp. n° 335 sur le projet de loi relatif au parquet européen et à la justice spécialisée, 19 févr. 2020, p.15.

49 E. Letouzey, precit. § 15.

50 Idem.

51 A. Gogorza, precit.

52 Sur les options v. A. Botton, « Le procureur européen délégué français, modèle du futur Parquet national ? À propos de la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice spécialisée », JCP G, n° 7, 15 Février 2021, doctr. 201.

53 Ibidem.

54 V. H. Christodoulou, « La protection extensible des intérêts financiers de l’Union européenne par le parquet européen », Lexbase Pénal, mai 2020

55 F. Baab, « Le Parquet européen, une coopération judiciaire renforcée », Droit pénal n° 4, Avril 2021, dossier 4. Il ajoutait par ailleurs : « La création d’une procédure pénale harmonisée au niveau de l’Union était un objectif impossible à atteindre. (…). En faire un préalable à la mise en place du parquet européen aurait signé son échec avant même que les discussions ne débutent » : F. Baab, « Le parquet européen entre en scène », Gaz. Pal. 16 mars 2021, p. 79.

56 E. Letouzey, precit.

57 A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire, depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, Éditions Panthéon-Assas, 2010.

58 V. G. Leyte, « Les origines médiévales du ministère public », in Histoire du Parquet, J.-M. Carbasse, (dir.), PUF, 2000, p. 23 et s.

59 V. M. Foucault, Théories et institutions pénales, EHESS, Seuil, Flammarion, 2015.

60 V. S. Dauchy, « De la défense des droits du roi et du bien commun, », Histoire du parquet, dir. J.-M. Carbasse, GIP Droit et justice, PUF, 2000, p. 56-57.

61 Ch. Soulard, « Propos conclusifs », RSC 2018. 659.

62 F. Baab, Lectures appliquées comparées. « Le parquet européen et l’agence Eurojust : je ne t’aime, moi non plus ! », RSC 2018 p. 647.

Nicolas Catelan Droit pénal des affaires, Procédure pénale

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