Responsabilité pénale des personnes morales et fusion-absorption : le requiem de la chambre criminelle

Crim. 25 oct. 2016, FS-P+B, n° 16-80366


 NB : La cour de cassation a, le 25 novembre 2020, procédé à un net revirement en matière de fusion-absorption. L’occasion de republier un commentaire à la RPDP 2017-1 de la décision rendue le 25 octobre 2016 dans laquelle la Cour exprimait alors une opinion assez éloignée.


Dies iræ. La responsabilité pénale d’une société absorbée par fusion peut-elle être transférée à la société absorbante qui assure sa continuité économique ? Telle est la  question qui périodiquement, depuis une quinzaine d’années, revient hanter praticiens et universitaires. L’on sait que la Cour de justice a considérablement fait bouger les lignes en affirmant que la fusion par absorption, au sens de la directive n° 78/855/CEE du 9 octobre 1978, entraîne la transmission à la société absorbante de l’obligation de payer une amende infligée par une décision définitive après cette fusion pour des infractions commises par la société absorbée avant ladite fusion[1]. A l’inverse, au nom de la personnalité de la responsabilité pénale, la chambre criminelle affirme classiquement que dans le cas où une société, poursuivie pénalement, fait l’objet d’une fusion-absorption, la société absorbante ne peut être déclarée coupable, l’absorption ayant fait perdre son existence juridique à la société absorbée[2].

S’il a parfaitement été démontré[3] que le positionnement de la Cour de cassation était de nature à inciter au transfert frauduleux de sociétés pour échapper à une condamnation, le vent européen soufflait donc en faveur d’une (très souhaitable) évolution. Le Conseil constitutionnel lui-même a récemment été saisi d’une QPC approchant cette problématique puisque touchant au droit de la concurrence[4]. Dire qu’était attendue la réaction de la chambre criminelle relève d’un doux euphémisme. Celle-ci est enfin intervenue le 25 octobre 2016[5].

Appel : ubi emolumentum ibi onus. En l’espèce, un laboratoire pharmaceutique fait l’objet d’une instruction préparatoire du chef d’offre par une entreprise assurant des prestations produisant ou commercialisant des produits pris en charge par des régimes obligatoires de sécurité sociale d’avantages en nature ou en espèces à des auxiliaires médicaux[6]. Or, la société en cause, LBA, est en mai 2010 absorbée par la société LBR qui détenait jusque-là 49% de sa filiale. La société LBR est néanmoins mise en examen en juin 2014 à raison de faits commis avant et après la fusion. Le 1er septembre 2015, la société LBR dépose une requête sur le fondement des dispositions combinées des articles 6, 81 et 175-1 du code de procédure pénale, tendant à ce que soit rendue une ordonnance de non-lieu en sa faveur, au motif que l’action publique serait éteinte en raison de la fusion-absorption de la société LBA, seule personne morale mise en cause, par la société LBR.

La chambre de l’instruction refuse de faire droit à cette demande pour deux motifs. Tout d’abord il apparaît que les faits litigieux ont continué malgré la fusion absorption jusqu’en juin 2010, il en résulte que la société LBR doit en répondre personnellement. La Chambre criminelle ne remet pas en cause cette affirmation, tout au plus prend-elle le soin de préciser que la date à prendre en considération pour la disparition de la personne morale est celle de sa radiation du registre du commerce et non celle de l’assemblée générale approuvant l’opération.

Surtout, la cour d’appel affirme que :

« conformément à la décision du 5 mars 2015 de la Cour de Justice de l’Union européenne (affaire C-343/ 13) dont il ressort que la fusion-absorption entraîne la transmission à la société absorbante de la responsabilité pénale de la société absorbée par l’obligation de payer une amende infligée après la fusion pour des infractions commises par la société absorbée avant la fusion, il doit être considéré que la fusion-absorption de la société LBA par la société LBR, en l’absence de liquidation, ayant eu pour effet de transférer, en les confondant, le patrimoine et la personnalité juridique de la première à la seconde, entraîne la transmission de la responsabilité pénale, de façon non contraire aux dispositions des articles 6 du code du procédure pénale et 121-2 du code pénal »[7].

Au surplus, afin d’étayer cette position, « les juges ajoutent que dans le cas d’espèce, cette transmission est d’autant plus avérée par les caractéristiques de l’opération de fusion-absorption par une société qui était propriétaire de près de la moitié de la société absorbée et dont les dirigeants et les biologistes y travaillant étaient en même temps associés de la société absorbante et que cette identité des associés des deux sociétés, absorbée et absorbante, montre que les personnes physiques qui les composent ne pouvaient ignorer, en tant qu’associés de la société absorbante, les agissements des personnes travaillant au sein de la société absorbée ; que la chambre de l’instruction en déduit que la responsabilité pénale de la société LBR est susceptible d’être engagée dans l’infraction dans les termes de la mise en examen qui lui a été signifiée ».

Cassation : noxa caput sequitur ? A la question de savoir si une société doit assumer pénalement les infractions commises par la société absorbée par la fusion, la chambre de l’instruction répond ainsi par l’affirmative. Malheureusement la solide argumentation de la cour d’appel ne convainc pas la Cour de cassation. Au visa de l’article 121-1, dont il conviendra de discuter par la suite la pertinence, la chambre criminelle développe le raisonnement suivant :

– d’une part, la troisième directive 78/ 855/ CEE du Conseil du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes, qui a été codifiée par la directive 2011/ 35/ UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, telle qu’interprétée en son article 19 paragraphe 1 par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt du 5 mars 2015 précité, est dépourvue d’effet direct à l’encontre des particuliers,

– d’autre part, l’article 121-1 du code pénal ne peut s’interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique, la chambre de l’instruction a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé

La décision est dès lors cassée mais en ses seules dispositions ayant dit n’y avoir lieu à clôture de l’information pour la période antérieure au 5 mai 2010. Deux arguments sont ainsi mobilisés pour faire échec au transfert de responsabilité pénale entre les deux sociétés suite à une fusion-absorption. Le premier est relatif à l’absence d’effet direct de la directive à l’encontre de particuliers, le second tient à la responsabilité du fait personnel.

Droit européen. L’absence d’effet direct de la directive 2011/ 35/ UE mérite d’être interrogée. Se pose ici la question de l’invocabilité et de l’interprétation conforme d’une directive non ou mal transposée après le délai butoir. De manière traditionnelle, la Cour de justice estime qu’une « directive ne peut pas par elle-même créer d’obligations dans le chef d’un particulier et qu’une disposition d’une directive ne peut donc pas être invoquée en tant que telle à l’encontre d’une telle personne »[8]. Toutefois, la Cour a également décelé un principe d’interprétation conforme : lorsqu’un juge interne est appelé à interpréter son droit national, il est tenu de le faire, quelle que soit la date des dispositions internes litigieuses, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de ladite directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci[9]. Néanmoins, la Cour de Justice a également eu l’occasion de préciser que l’obligation d’interpréter le droit interne conformément à la directive applicable ne peut avoir pour résultat d’aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en méconnaissance des prescriptions de cette directive[10]. A la lumière de ces jurisprudences européennes, la solution dégagée par la chambre criminelle semble à l’abri de la critique. La directive litigieuse ne saurait aggraver la situation d’un mis en cause. Il est néanmoins possible d’observer que, dans le cadre de la question préjudicielle résolue le 5 mars 2015, l’interprétation donnée à la directive par la Cour de justice allait à rebours de l’idée selon laquelle une directive ne saurait aggraver la situation pénale d’un justiciable. La Cour de cassation a préféré revenir à l’orthodoxie. Quid néanmoins du droit français ?

Droit français. Le droit européen ayant été évincé du débat, restait à savoir si le droit français permettait enfin de transférer la responsabilité pénale de la société absorbée vers la société absorbante. Conformément à sa jurisprudence habituelle, la chambre criminelle répond que l’article 121-1 du code pénal interdit que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique. L’argument est certes classique mais est-il pour autant imparable ? Rien n’est moins sûr.

Tout d’abord l’on pourrait objecter que l’article 121-1 du code pénal ne concerne peut-être pas prima facie les personnes morales. En effet, aux termes de l’article 121-2 du code pénal, la responsabilité pénale des personnes morales ne relève pas du fait personnel. Le fonctionnement par ricochet consiste à imputer à une entité morale une infraction commise par un organe ou un représentant pour le compte de celle-ci ; cela permet assez aisément de soutenir que cette responsabilité n’est pas personnelle. Elle repose au contraire sur le fait d’un tiers devant disposer d’une qualité précise et accomplir l’infraction dans un but déterminé. La chambre criminelle elle-même a toujours refusé de souscrire à la théorie de la faute personnelle distincte[11]. Aussi est-il étrange de refuser le transfert de responsabilité au nom de cette responsabilité du fait personnel.

A l’instar du professeur Hugo Barbier, il nous semble que la différence entre personne physique et personne morale devrait produire des solutions différentes sur le terrain de la responsabilité pénale du fait personnel : « pour les personne morales, ce principe mérite des « adaptations » (…), et pour tout dire des assouplissements significatifs afin que le droit pénal, si désireux de saisir la réalité humaine, ne manque pas de saisir la réalité économique qu’est l’unicité d’une entreprise derrière « la mutabilité des formes juridiques »[12].

Lacrimosa. La déception, à la lecture de la décision rendue le 25 octobre 2016, est d’autant plus grande que la cour d’appel s’était astreinte à parfaitement motiver le transfert au nom de la continuité économique : absorption d’une filiale et associés travaillant au sein de la société absorbée. Si la fraude ne pouvait être démontrée, la prévisibilité de la répression ne semblait pas pour autant menacée. Comme le relevait la Cour de justice le 5 mars 2015 : « si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises, au détriment de l’État membre concerné ou d’autres intéressés éventuels »[13]. A telle enseigne que cette décision apparaît telle une véritable occasion manquée de mettre le droit pénal en adéquation avec la réalité de la vie des entreprises que les droits répressifs de la concurrence[14] et des marchés financiers[15] ont prise en considération depuis un certain temps déjà. Au crédit de la chambre criminelle, l’on peut observer que le Conseil constitutionnel adhère à sa vision restrictive : « appliqué en dehors du droit pénal, le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait peut faire l’objet d’adaptations[16] »[17].

La messe est dite. La société coupable est morte, la Cour lui a porté l’extrême onction. Place au requiem.

 

[1] CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA, : D. 2015. Pan. 1506, obs. Mascala; RTD civ. 2015. 388, obs. Barbier ; JCP E 2015. 1234, note Barrière;  Bull. Joly 2015. 200, note Couret ; Dr. sociétés 2015, n° 89, note Roussille ; RLDA mai 2015. 10, obs. Reygrobellet ; RJDA 2015, n° 496. – V. Le Nabasque, Bull. Joly 2015. 393 ; Soulard, RJDA 2015. 491.

[2] Crim. 20 juin 2000,  n° 99-86.742 ; D. Affaires 2001. 853, note Matsopoulou ; D. 2001. Somm. 1608, obs. Fortis et Reygrobellet ; RSC 2001. 153, obs. Bouloc ; LPA 2001, n° 51, p. 19, note Coffy de Boisdeffre – et Crim. 14 oct. 2003, n° 02-86376 ; D. 2003. IR 2869; ibid. 2004. Somm. 319, obs. Roujou de Boubée ; RSC 2004. 339, obs. Fortis; JCP 2003. IV. 2926; AJ pénal 2003. 101; Dr. pénal 2004. Comm. 20, obs. Véron

[3] V. Frauder l’article 121-2 du Code pénal », Dr. pénal, 2009, p. 19.

[4] Cons. const. 18 mai 2016, n° 2016-542 QPC, Sté ITM Alimentaire International SAS, AJCA 2016. 338, note L. ; D. 2016. 1076 ; H. Barbier, précit. ; RFDC, 2016-4, nos obs., à paraître.

[5] D. Aubert, « La date de disparition de la personnalité morale fixée par la chambre criminelle », Dalloz actu., 18 nov. 2016.

[6] Vraisemblablement l’article L. 1454-3 du code de la santé publique.

[7] Où l’on voit que la jurisprudence européenne est tout sauf ignorée des juges du fond.

[8] CJCE, 26 févr. 1986, aff. 152/84, Marshall, pt 48 ; récemment, v. CJUE, gde ch., 15 janv. 2014, aff. C-176/12, Association de médiation sociale, spéc. pts 36 s.

[9] CJUE 10 avril 1984, aff. 14/83, Von Colson et Kamann, Rec. p. 1891, pt. 26.

[10] CJUE 3 mai 2005, aff. C-387/02, C-391/02 et C-403/02, Berlusconi, Rec. p. I-3565, point 65.

[11] Crim. 26 juin 2001, n° 00-83.466, D. 2002. 1802, obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 2002. 99, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2002. 178, obs. B. Bouloc.

[12] H. Barbier, « La regrettable distinction entre sanctions pénales et sanctions administratives ou civiles afin d’en déterminer leur transmissibilité en cas de fusion », RTD civ. 2016. 628.

[13] Précit., pt. 33.

[14] CJCE 16 déc. 1975, Suiker c/ Commission, Rec. CJCE I. 1663, points 84 et 87, p. 1926. – TPICE, 17 déc. 1991, Enichem-Anic SpA c/ Commission, Rec. CJCE II. 1623 ; RTD com. 1992. 735, obs. Bolze.

[15] V. article 611-1 du Règlement général de l’AMF. Et antérieurement,  CE 22 nov. 2000, req. n° 207697, D. 2001. 237, obs. Boizard, JCP 2001. II. 10531, note Salomon.

[16] Ce qui semble d’ailleurs tuer dans l’œuf tout réforme législative.

[17] Cons. const. 18 mai 2016, n° 2016-542 QPC, Sté ITM Alimentaire International SAS, AJCA 2016. 338, note L. ; D. 2016. 1076 ; H. Barbier, précit. ; RFDC, 2016-4, nos obs., à paraître.

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