Secret et justice pénale : histoire d’une révolution symbolique

(Dr N. Catelan,

Marseille, maison du barreau, 15 mars 2024)

Je tiens tout d’abord à remercier Me B. Grazzini pour son invitation. Je suis évidemment très honoré d’être parmi vous, ou presque, aujourd’hui pour discuter ensemble des secrets.

Nous pencher sur le temps des secrets, si on suit la tétralogie de Pagnol, conduit d’ores et déjà à prédire que d’ici peu nous nous pencherons sur le temps des amours… ce qui ne devrait pas nous retenir très longtemps en droit pénal.

Observons ensuite qu’un avocat a proposé à un universitaire de parler de théorie générale pendant 45 minutes… Quand on connaît notre propension à être théorique quand rien ne nous y invite, reconnaissez que Me Grazzini a été bien imprudent en me confiant un tel sujet.

Si cette invitation est imprudente, à dire vrai, le thème qui m’a été confié est surtout intimidant. Droit au secret et impacts sociologiques… chaque morceau de ce sujet est de nature à inquiéter… leur cumul… provoque, à tout le moins chez moi, un réel effroi.

Pour dépasser cette hantise, renforcée par la présence au sein de votre assemblée d’amis qui me sont chers, je dois concéder avoir procédé par imitation (pour reprendre la fort célèbre théorie criminologique de G. Tarde).

Imitation car mon maître à penser lorsque je me sens quelque peu dépassé par l’ampleur d’une tache (et Dieu sait que c’est fréquent) est le célèbre cinéaste D. Fincher. Qui dans un commentaire d’un de ces films, Seven, avouait qu’il ignorait comment tourner la scène à l’écran. B. Pitt qui commentait le film en sa compagnie, lui demanda alors comment il avait finalement imaginé cette scène. Et D. Fincher de répondre : en imaginant ce qu’une personne plus intelligente que moi aurait fait.

C’est une vraie invitation à l’humilité. Pour reprendre le principe newtonien, emprunté à Bernard de Chartres, il s’agit de se dresser sur les épaules des géants et voir plus loin

Sur quelles épaules se dresser au moment d’appréhender ce droit au secret ? La réponse est évidente pour les non-juristes. Sans doute un peu moins pour nous autres experts en droit.

Il est en effet un auteur qui a passé un grand nombre d’années à interroger les rationalités probatoires de la justice pénale, de l’époque grecque au XXè siècle. Penseur dont un livre, qui n’est en fait qu’un cours dispensé au collège de France à la fin des 70’s, est aujourd’hui l’ouvrage le plus cité dans le champ académique dans le monde… Michel Foucault. Évidemment, on connait Surveiller et punir : chaque pénaliste relit de temps à autre Surveiller et punir. Car un juriste, chacun le sait, ne lit pas des ouvrages : il les relit… de temps à autre.

A dire vrai, S&P n’est que la partie émergée de l’iceberg foucaldien. Foucault a consacré 2 années de cours au moins à la justice pénale (La société punitive, Théories et institutions pénales). Au-delà il a participé à de nombreux séminaires sur la justice pénale et sa procédure, ses formes : entre autres Rio en 1973 et Louvain en 2001. A chaque fois Foucault fut en mesure de décrire l’évolution de la justice pénale et de ses rationalités probatoires : de l’épreuve à l’examen en passant par l’enquête, il mit en évidence non pas des tendances et des ruptures mais des collisions et des influences, des dispositifs et des savoirs répondant à des finalités différentes.

L’épreuve a marqué l’époque magique et religieuse de la justice pénale, de la Grèce archaïque à l’Ancien régime. L’enquête naît en Grèce antique pour innerver la justice pénale jusqu’à nos jours évidemment. L’examen, la scrutation des consciences naît plus tardivement au XIXè siècle pour, encore de nos jours, éclairer nombre de questions que la justice pénale se pose au quotidien ou presque.

In fine, apparait l’idée qu’au cœur de la justice pénale et de sa preuve se trouvent des considérations d’une importance cruciale pour une société. Car ce qui se joue ici n’est ni plus ni moins que notre rapport institutionnalisé au savoir.

La preuve en justice doit alors être au cœur d’une réflexion globale sur la rationalité des civilisations et des cultures.

En d’autres termes, en observant comment est structuré un droit de la preuve on apprend beaucoup de choses sur les représentations d’une société : représentation de soi, donc rapport de la société à elle-même… mais également représentation de la connaissance et du droit, soit les rapports entre le savoir d’une part et le droit d’autre part.

Les vertus de la recherche, car il doit bien y en avoir, doivent être placées de ce côté : nous autres enseignants chercheurs en droit devons être en mesure de livrer des clés de lectures susceptibles d’éclairer la relation tumultueuse entre droit et savoir, et in fine le type de société dans lequel on vit. Si on adhère à l’idée que le droit fait la société, il faut, comme le disait Bourdieu, également accepter que la société fait le droit (« La force du droit – Eléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales(opens in a new tab), 1986, n° 64 pp. 3-19).

La question du secret, chez les pénalistes, peut nous guider sur cette voie. Elle est à tout le moins une porte d’entrée intéressante afin d’interroger ces relations.

En 2016, la Cour de cassation qualifiait le secret professionnel de l’avocat de « secret général et absolu » (Cass. civ. 1, 12 octobre 2016, n° 15-14.896, F-P+B).

L’accélération du temps que nous subissons, du fait non pas d’un accroissement de technologies mais du fait d’une vitesse grandissante de leur circulation, pousse à penser que cette assertion aurait été formulée il y a deux siècles et non il y a presque 8 ans tant le passé dont nous parlons semble déjà très loin.

Les 20 dernières années ont vu quelques secrets s’effriter au nom de la manifestation de la vérité : le lanceur d’alerte peut s’évincer de ses obligations au nom de causes supérieures, les médecins au nom de lutte contre des épidémies ou les violences subies par les enfants, le secret bancaire disparaît (même en Suisse !) dans le cadre de la LCB/FT… dans un tout autre genre la Cour de cassation a pu être perquisitionnée, des juges ont même essayé de rentrer à l’Élysée, d’autres sont entrés au ministère de la justice, non pas pour y faire carrière mais pour procéder à des saisies pénales !

L’histoire du droit semble être une perpétuelle consécration de droits immédiatement suivie d’exceptions plus ou moins intenses. Le secret n’y échappe pas. Cette histoire n’est pas nouvelle. On connaît la théorie d’Overton et sa célèbre fenêtre qui permet d’expliquer comment ce qui était intangible, il y a peu a fini par devenir relatif, inévitablement accessible et infiniment fragile : une pensée ou une réforme est d’abord impensable, puis radicale, acceptable, raisonnable, populaire et finit, inexorablement par devenir…. une politique publique.

Cela n’a à dire vrai rien de nouveau. Si vous vous demandez comment les secrets intangibles et imprenables d’hier deviennent progressivement des sources de savoir judiciaire, lisez, ou plutôt, faites comme moi (puisque je suis juriste et universitaire) relisez Phinéas Finn écrit par Anthony Trollope en 1868. A la page 635, apparaît cette explication donnée par un ancien membre du Gouvernement qui n’est pas parvenu à faire passer à la chambre des communes une réforme sur le droit au bail des paysans :

« Beaucoup de ceux qui, auparavant, considéraient la législation sur le sujet comme invraisemblable, la verront désormais simplement comme dangereuse, voire juste difficile. Et ainsi, avec le temps, elle en viendra à être considérée comme une possibilité, puis comme quelque chose de probable, et enfin elle deviendra l’une des quelques mesures dont le pays a absolument besoin. C’est de cette manière que se forge l’opinion publique. »

Edifiant… de réalisme.

Quelques textes récents participent de cette logique mais avec les nuances habituelles du droit

Chacun se souvent avec quelle frénésie communicationnelle les politiques ont célébré la loi n° n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires (l’hyper activité médiatique est logique : à défaut de savoir-faire, au moins disposent-ils de faire-savoir)

Observons immédiatement que l’art.  L. 151-7. du code de commerce dispose que « Le secret des affaires n’est pas opposable lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est requise ou autorisée par le droit de l’Union européenne, les traités ou accords internationaux en vigueur ou le droit national, notamment dans l’exercice des pouvoirs d’enquête, de contrôle, d’autorisation ou de sanction des autorités juridictionnelles ou administratives »…

 

Encore plus parlant sans doute. La loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a inscrit dans l’art. prélim. CPP le principe du respect du secret professionnel de l’avocat. Cette même loi a intégré l’art. 56-1-2 au sein du CPP : « Dans les cas prévus aux articles 56-1 et 56-1-1, sans préjudice des prérogatives du bâtonnier ou de son délégué prévues à l’article 56-1 et des droits de la personne perquisitionnée prévus à l’article 56-1-1, le secret professionnel du conseil n’est pas opposable aux mesures d’enquête ou d’instruction lorsque celles-ci sont relatives aux infractions mentionnées aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts et aux articles 421-2-2,433-1,433-2 et 435-1 à 435-10 du code pénal ainsi qu’au blanchiment de ces délits, sous réserve que les consultations, correspondances ou pièces détenues ou transmises par l’avocat ou son client établissent la preuve de leur utilisation aux fins de commettre ou de faciliter la commission desdites infractions ».

Le diable, mais qui l’ignore encore, est dans les détails.

Pas grand-chose ne semble résister au droit à la preuve. Récemment la 1è Civ. affirmait que… le secret professionnel de l’avocat ne constitue pas un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile. Elle ajoute que le secret professionnel de l’avocat est institué dans l’intérêt du client et non dans celui de l’avocat. Elle en déduit que le client peut avoir accès aux pièces conservées au cabinet d’avocats si elles sont nécessaires à l’exercice de son droit à la preuve (Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-19.285, FS-B).

L’avocat ne peut, quant à lui, commettre aucune divulgation, à moins qu’il n’assure sa propre défense en justice.

En parallèle, la justice semble encline à protéger ses propres secrets : qu’il s’agisse du secret des investigations (art. 11 CPP), alors que les atteintes sont nombreuses, ou encore du délibéré, le droit positif semble marqué par une distorsion, une ambivalence voire une opposition difficilement réductible ou conciliable : les acteurs policiers et judiciaires cherchent à porter atteinte à des secrets en menant des investigations secrètes afin de nourrir une vérité judiciaire qui se construira dans le secret des délibérations.

Ce constat n’a pas attendu l’émergence d’un droit à la preuve (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-14.177, F-P+B+I) pour être dressé. La justice pénale n’a jamais eu besoin de ce contournement (le droit à la preuve) pour parvenir aux mêmes fins.

La preuve et la procédure pénale sont toutes entières tournées vers la manifestation de la vérité.

Une fois cela en tête, est-il possible de résoudre l’apparente contradiction lorsque la justice se nourrit du secret des autres pour in fine, en secret, établir des faits et en tirer des conséquences juridiques ?

A dire vrai, les contradictions et ambivalences ne sont sans doute qu’apparentes quand les évolutions récentes sont replacées dans cette quête de vérité qui anime la procédure pénale à travers l’œuvre judiciaire.

On peut même soutenir que l’idée d’une vérité judiciaire construite à partir et dans le secret participe d’une perspective double : dans et par le secret ne sont sans doute qu’une même pièce. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agirait des deux faces d’une même pièce qui se jouerait devant nos yeux. Je pense plutôt qu’il s’agit de deux pièces séparées d’un même objet qui, une fois réunies forment une seule pièce.

Pour bien me faire comprendre je reviendrais quelques secondes sur l’origine du mot symbole. Le sens actuel du terme dissimule quelque peu le sens initial du terme. Chez les Grecs le symbole est un signe de reconnaissance, un objet coupé en deux, dont deux personnes conservaient chacune la moitié. Il fallait réunir les deux parties pour que le sens apparaisse. Le symbole est donc une énigme jusqu’à ce que ses parties soient réunies.

Dans cette perspective, le secret, de nos jours, est un symbole à deux titres :

  • Un secret est toujours partagé en autant de parties que de personnes initiées : le secret est une vérité partagée ;
  • Les secrets percés, révélés par la justice d’une part et, d’autre part ceux liés à l’action la justice, se cumulent in fine pour révéler une vérité qui jusque-là, dans leur séparation, n’était que partielle : la vérité est construite à partir de secrets combinés.

Voilà ce que nous enseigne la procédure pénale actuelle : un secret est une vérité partagée qui n’a de sens que si plusieurs secrets se complètent comme les pièces d’un même puzzle.

 

I – Le secret comme vérité partagée

Comme Marcel Mauss l’a fait dans son essai sur le don, avec le potlatch concernant les tribus du Pacifique, on peut essayer de définir le secret à travers les obligations qu’il génère. On sait en effet que pour Mauss, le don est générateur de 3 obligations (alors que les juristes n’en voient quasi aucune, les sociologues n’en voient ni une ni deux mais 3 !!!).

  • Obligation de donner
  • Obligation de recevoir
  • Obligation de rendre

 

Les exemples liés aux fêtes de Noel ou de la St Valentin permettent très facilement de comprendre cette triple obligation.

Le secret charrie sans doute également une triple obligation, différente évidemment, mais similaire dans sa structure :

  • Obligation de dire ou de révéler : car à dire vrai pour qu’il y ait secret il faut que quelqu’un se livre, confesse, dise quelque chose sur soi à autrui, qu’il lui livre une info ; ce que chacun garde pour soi n’est pas un secret. Les « secrets » qu’on emporte dans sa tombe sont des énigmes, des mystères mais à proprement parler pas des secrets
  • Obligation d’écouter: sans confesseur point de secret : qu’il s’agisse du confesseur professionnel (avocat, curé) mais également de circonstance : le meilleur ami ou la meilleure amie, le médecin, l’enseignant…
  • Obligation de garder: le confesseur ne doit pas révéler le secret, il doit même le protéger en principe.

Cette triple obligation permet au secret d’exister : il nait par et dans la révélation, il vit dans l’écoute et par sa protection.

Pourquoi la justice s’y intéresse ? Car la justice sait ou pense que la vérité s’y cache le plus souvent. La réalité des faits infractionnels se cache dans la conscience du délinquant, conscience parfois révélée à un tiers qui, dans le secret, sait donc la vérité du criminel.

Et on le sait, la justice a, au cours des deux derniers siècles, adhéré à l’idée que le délinquant était titulaire et tributaire d’une vérité sur lui-même : sur ce qu’il a fait et ce qu’il est. La quête de l’aveu est une manifestation de la vérité à marche forcée. Loin de moi l’idée de vous refaire une synthèse de la littérature sur la question. Les anciens savent avec quelle maestria la procédure pénale fut longtemps tournée vers l’aveu corroboré par d’autres preuves venant plus ou moins éclairer ce que le suspect dira. D’où la notion d’examen : la garde à vue, l’IPC, les auditions … toutes ces investigations ont pour objectif de collecter ce que le MEC a à dire, la vérité sur lui-même.

Pendant fort longtemps et tant que cet aveu a suffi, les secrets détenus par d’autres personnes n’étaient pas si importants que ça. Voire pouvaient être sérieusement protégés.

Si l’histoire récente conduit à percer de plus en plus de secrets, est-ce à dire que la justice pénale s’est détournée de l’aveu ?

Dire cela, le soutenir, serait une grave erreur d’appréciation.

Pourquoi ? Tout d’abord car à une rationalité probatoire ne succède jamais une autre rationalité : les rationalités se superposent toujours : enquête, épreuve, examen, n’ont jamais réellement disparu. Chaque rationalité coexiste et si un système juridique fait prévaloir une rationalité sur une autre, il serait faux de soutenir que les autres rationalités disparaissent alors.

Aussi peut-on énoncer une autre perspective : pendant longtemps, l’aveu était recherché per se, la procédure pénale se contentant par d’autres modes de preuve de corroborer ce que cet aveu révélait. Si le MEC n’avouait pas alors le reste de la procédure prenait le relais.

La perspective semble légèrement différente de nos jours, un changement subtil a sans doute été opéré. Les éléments d’investigations réunis doivent plutôt conduire un mis en cause à avouer.

Quelle meilleure manière d’y parvenir qu’en perçant un secret : si vous avez révélé les faits à autrui, et qu’on peut le prouver alors pourquoi ne pas le révéler à la justice ?

Puisque cette dernière sait déjà, il ne reste plus qu’à le confirmer.

Puisque la vérité a déjà été révélée, il ne reste plus qu’un dernier effort à produire pour que le secret soit partagé avec la justice par le truchement de l’aveu.

Je ne connais évidemment pas la rationalité de demain (avec le doctorat n’est pas livrée de boule de cristal) mais je sais que les femmes et les hommes de demain regarderont notre rationalité actuelle avec les mêmes yeux que nous regardons les ordalies, le serment, la cruentacio, la théorie de la panspermie d’Héraclite, la question-torture… le regard sera cruel !

Je crois sincèrement que les générations à venir jugeront avec une grande sévérité notre rationalité de l’aveu. Beaucoup se demanderont comment on a pu accorder autant d’importance à la parole des hommes.

Ce jugement viendra sans doute mais n’est pas encore le nôtre. Aussi est-ce la raison pour laquelle il serait particulièrement prématuré d’affirmer que nous sommes sortis de la culture de l’aveu. Je pense plutôt que cet aveu se déplace. La fiabilité qu’on lui attribue est encore importante mais déjà avec une pointe de suspicion plus ou moins appuyée. Car certains savent que des études par IRM ont prouvé que des individus activent les zones cérébrales de vérité en disant faux.

Ce constat et la lente évolution de notre rationalité témoignent à n’en pas douter d’une évolution, d’une lame de fond interrogeant notre rapport à la parole des hommes.

Notre rationalité probatoire, notre approche de la vérité évolue. Reste à faire évoluer la vérité judiciaire qui, elle, reste encore accrochée au secret des investigations et de son délibéré

 

II – La vérité comme secrets combinés

La vérité se construit de manière très symbolique en ce sens qu’elle repose sur une combinaison d’éléments qui doivent se réunir pour la laisser apparaitre.

On sait en effet que la justice pénale s’établit à l’abri des regards : les investigations comme la délibération des juges doivent rester secrets, connus des seuls initiés habilités à recevoir le secret et missionnés pour le protéger. La phase la plus courte de la procédure pénale est publique : l’audience. Tout se joue très souvent avant dans une procédure encore marquée par sa longue histoire inquisitoriale valorisant le secret, l’écrit et l’absence de contradictoire.

La prévalence du secret peut paraitre étrange à l’heure où la plupart des secrets s’affaiblissent notamment du fait de la progression des nouvelles technologies. L’entrée dans le CPP de l’activation des téléphones à distance n’en est qu’une illustration parmi tant d’autres (pensons à l’ADN, aux écoutes téléphoniques, à la sonorisation, à la géolocalisation, aux réquisitions de métadonnées, au piratage, aux imsi-catchers). Bref la fenêtre d’Overton ne cesse de s’agrandir. Évidemment et inéluctablement.

Face à cela, le secret du délibéré et des investigations appelle deux séries d’observations rapides.

  1. Réalité des secrets judiciaires. On pourrait être enclin à constater, avec une pointe de cynisme, que le secret des investigations est un secret de polichinelle, la médiatisation de certaines procédures apparaissant dans la presse avant même que des avocats ne soient officiellement informés. Sur les centaines de milliers de procédures que compte chaque année la France, une centaine de fuites ne permet pas de conclure tout de suite à une disparition évidente du secret des investigations.

Surtout, les deux secrets qui protègent l’œuvre de justice doivent être appréhendés une fois de plus à l’aune de l’image que la justice se fait de la vérité.

 

Un exemple cette fois-ci pour illustrer le propos (Crim., 4 oct. 2023, n° 23-81.287, F-B) :

  • Au visa des articles 11, 101, 102, 113‑3 et 114 du Code de procédure pénale,
  • L’accès au dossier de la procédure par un avocat qui assiste un témoin constitue une violation du secret de l’instruction.
  • L’assistance d’un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d’administration de la preuve, qui fait nécessairement grief.

Pourquoi un témoin ne doit rien savoir d’un dossier avant de répondre à des questions ? Il y a ici au fond une idée assez pure de ce que serait la vérité. En d’autres termes la justice cherche souvent à recueillir des témoignages des vérités subjectives pures, c’est-à-dire dénuées de tout biais lié à une connaissance de ce qui existe en procédure. Il ne faudrait pas que la parole soit entachée, biaisée par une connaissance du dossier, ou, pire, par une action de l’avocat.

La raison pour laquelle la profession a assez peu gouté la décision, c’est sans doute car y apparaît la vision que les juges de cassation ont de l’avocat : un obstacle à la vérité judiciaire. Évidemment, on peut être perturbé par cette vision, mais peut-on réellement être étonné ? Je me permets juste de poser la question.

Incise. La justice pénale a longtemps été une affaire d’experts formés au sein des mêmes facultés, fréquentant les mêmes cercles de notables, produite donc entre des êtres in fine assez proches et fonctionnant de conserve. La connivence était liée au fait que sociologiquement un avocat et un juge étaient bien plus proches qu’un avocat et son client, surtout au pénal. Les évolutions sociales ont séparé les magistrats et les avocats. La massification des études de droit ont rendu ses dernières assez clandestines. Les facultés de droit ne sont plus tellement le lieu des rencontres. Les écoles professionnelles sont assez retranchées sur elles-mêmes et les deux corps se sont éloignés aidés en cela d’ailleurs par l’architecture des nouveaux palais. Les deux professions évoluent dans des sphères très séparées. La justice est redevenue agonistique. (fermons la parenthèse).

Quant au secret du délibéré, il faut tout d’abord observer que sa consécration a été tardive dans une qpc Gilbert A. et dans le cadre d’une affaire qui a quelque peu défrayé la chronique puisque étaient en cause entre autres, un magistrat à la cour de cassation, un avocat et… un ancien PR.

Dans le cadre d’une QPC, le Conseil en vient à affirmer qu’il « incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la recherche des auteurs d’infractions, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu’au nombre de celles-ci figure le principe d’indépendance des juridictions ». Son corollaire est… le secret du délibéré !

 

 

Interrogation(s) en guise de conclusion

Pourquoi la justice pense-t-elle que le secret est le lieu des vérités ? Pourquoi les confidences et la discrétion produiraient-elles une vérité ? Quelle rationalité offrir au secret à l’heure des technologies permettant une transparence glaçante ?

A vouloir percer tous les secrets qui se dressent sur sa route il est à redouter voire à espérer que la justice abandonne les siens. Après tout, pourquoi ne pas exiger plus de transparence ? La common law ne protège pas du tout, voire très peu ces secrets. Le droit à la preuve supplante la confidentialité. L’accessibilité des décisions de justice commande de connaitre exactement les motifs décisoires et la répartition des votes tout en permettant les opinions dissidentes voire concordantes. Un juriste français peut déjà y gouter à travers les décisions de la CEDH. Il arrive d’ailleurs parfois que ces opinions soient plus intéressantes et, osons le mot, meilleures que les décisions elles-mêmes (lisez l’opinion dissidente dans l’affaire Lambert c. France, si vous n’êtes pas convaincus par les opinions dissidentes, il est à parier que celle-ci au moins ébranlera nombre de vos certitudes).

Nous comprenons instinctivement les présupposés du secret dans le cadre de la justice pénale : les secrets des autres permettent dans le secret d’établir la vérité.

Alors que les technologies de l’information mettent à mal la vie privée, l’intimité, alors que les cloisons entre les sphères privée et public sont abattues, alors que, plus que jamais, le savoir sur les choses est accessible, notre société reste obnubilée par les secrets. On sait quel effet quasi aphrodisiaque produit le fait d’en être. Faire partie des initiés être dans le cercle est jouissif. Percer un secret par sagacité et intelligence est savoureux.

Notre société continue à penser que, nonobstant la transparence du savoir, les vérités demeurent dans les ombres et les silences et non dans la lumière et les scansions. Je crois qu’ici chacun de nous a conscience que la mise en scène publique de la vie quotidienne reste un artifice. Le vrai est ailleurs. Est-elle dans les interstices de nos confidences, dans les parties révélées de nos secrets ?

Le secret est un symbole, les deux pièces d’un même objet et nul ne s’étonnera que la justice y accorde un grand intérêt. Ceux qui cherchent la vérité judiciaire ne sont pas étrangers au modèle de société qui est le nôtre.

Les relations que le secret tisse entre vérité et savoir ne sont pas, au fond, surprenantes. Je citais en amorce Bourdieu, quant aux rapports entre société et droit. Je crois que la symétrie productive peut pareillement être mobilisée dans le champ de la justice. Dans la saturation communicationnelle et collective, la vérité sort du secret, partie cachée de nous-mêmes que nous avons eu besoin de partager.

Il reste alors à faire une analyse de cette vérité, de cette recherche, cette quête qui guide l’oeuvre de justice et que les magistrats mettent en musique au quotidien.

Dans cette histoire de la vérité, histoire au double sens de narration et de généalogie, je crois avec d’autres qu’il faut rester très prudent. On connaît sur ces questions les points de vue de Foucault, de Nietzsche. On peut synthétiser leur approche au moyen, et la chose est sans doute étonnante, de l’ouvrage d’une psychiatre Défense du secret, d’Anne Dufourmantelle : « vouloir connaître le secret n’est jamais synonyme de vérité mais de volonté de puissance, de maîtrise. Or, ne pas connaître un secret n’est pas être ignorant, mais accepter très sagement que l’on sait que l’on ne sait pas ».

Si l’avertissement formulé par Dufourmantelle est vrai, alors devons-nous nous interroger sur ce qui guide la justice pénale, la manière dont chacun y participe, magistrats, police, parties (MEC et plaignants). Les Romains avaient la sagesse d’indiquer que la chose jugée devait être tenue pour vraie. En refusant l’identité entre les deux notions au profit d’une simple similitude par intérêt, le droit romain évitait de tomber dans un piège tendu depuis la nuit des temps à toute entreprise de savoir par le droit : une confusion entre la juris dictio d’une part et la veris dictio d’autre part.

Marcel Detienne dès les premières pages d’un ouvrage fantastique intitulé « Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque » rappelait que la définition de la vérité comme concordance entre un discours et la réalité… était en fait très moderne. Puisque la recherche doit avoir pour objet d’éclairer les rationalités à l’œuvre, recherchons un programme qui pourrait guider nos réflexions : après le temps de l’épreuve et de la pensée magique par ordalie ou serment, après le temps des enquêtes, après celui de l’examen essentiellement de conscience, sommes-nous parvenus, comme nous y invite l’intitulé du colloque, au temps des secrets ? Cette journée de réflexion permettra à n’en pas douter, vu la qualité des contributeurs, de répondre.

Permettez-moi, alors que je ne pourrai malheureusement assister à vos travaux, d’esquisser une hypothèse : le temps des secrets n’est-il pas l’avènement d’une épreuve de vérité magico-déductive qui, faute d’examen de conscience efficace, permet d’enquêter plus avant sur les faits objets d’une poursuite ?

Pour le dire plus simplement : le temps des secrets est sans doute le fruit, comme prévu, d’un mélange des rationalités existantes.

Le temps des secrets recombine sans doute les 3 rationalités sans réellement les dépasser.

Le temps des secrets, surtout le temps des secrets percés ou révélés, est alors le symptôme d’une confusion des rationalités qui annonce non pas une fin mais un recommencement.

Pourquoi un symptôme et pourquoi un simple recommencement des pratiques ? Car nous ne parvenons toujours pas à penser la justice autrement que comme un processus et une institution.

Tâchons donc de boucler la boucle avant de laisser la parole à mon collègue le Pr Rouvière.

Il y a un élément que je ne vous ai pas encore révélé… Les analyses de Foucault sur les rationalités probatoires ont été menées à travers… des œuvres littéraires. L’épreuve à travers L’Illiade et son chant XXIII, l’enquête au moyen d’Œdipe-roi de Sophocle et sans doute, selon moi, Le procès de Kafka pour l’examen.

La démarche peut paraitre étonnante. Puisque je n’ai pas le temps de vous expliquer la méthode passionnante de Foucault, permettez-moi juste de vous rappeler que selon Umberto Eco dans L’oeuvre ouverte, toute forme artistique peut être comprise comme métaphore épistémologique de la connaissance scientifique : à chaque époque la manière de l’art de structurer les formes n’est qu’un reflet du point de vue de la science, ou peut-être plus simplement de la culture de l’époque. Les formes de l’art et els forme de la justice…. Voilà l’idée géniale de Foucault !

L’ouvrage que je vais utiliser pour conclure et surtout pour étayer mon argumentation est, sans surprise aucune, un livre publié en 1960 : Le Temps des secrets de M. Pagnol.

L’ouvrage ne regorge pas de secrets, soyons honnêtes. Mais il est un passage aussi drôle que formateur. Le voyage à Paris du grand-père comme compagnon… (1871 à 1907).

Qui débute avec la dent esseulée de la grand-mère.

Dans un chapitre un peu à part et qui clôt le 1er tiers du livre, Marcel Pagnol raconte qu’à la suite de la Commune, une partie de la ville de Paris est à reconstruire. On fait alors appel aux meilleurs compagnons de France. Et le grand-père de M. Pagnol est désigné pour représenter les Bouches-du-Rhône alors qu’il est marié et a déjà des enfants dont le père de Marcel Pagnol, Joseph. A une époque où, précise Marcel Pagnol, Paris est aussi loin que Moscou en 1960, le grand père part donc plusieurs mois à Paris. Il loge dans une maison des compagnons tenue par une très belle femme de 30 ans. Avec laquelle il finit par avoir une relation. Bénéficiant d’un traitement de faveur certain de la part de la maîtresse de maison, il provoque quelque jalousie au sein des autres compagnons. Notamment l’un d’eux qui découvre fortuitement un soir ladite relation.

Amené à quitter paris pour participer à la construction des docks de Marseille, le malotru entreprend alors d’aller révéler l’idylle parisienne à la grand-mère de Marcel Pagnol (quid du secret pro des compagnons ???). L’audacieux lui propose même de se venger de son mari en ayant des relations charnelles avec lui-même. Il est accueilli… par un coup de genou.

Plus tard, le grand père revient. Et progressivement la grand-mère essaie de se renseigner. De manière indirecte puis directe, avec subtilité puis de façon fruste. Elle mène son enquête. Le grand père Pagnol nie… invariablement… et pour donner du crédit au mensonge finit par faire venir un ami compagnon devant témoigner de ce que la tenancière de la maison à Paris, était vieille, laide et désormais décédée. Mais précise Marcel Pagnol, sa grand-mère continuera à régulièrement interroger son mari et émettre des doutes de 1871… à 1907… Persévérante.

En 1907, alors qu’ils sont très âgés, ils célèbrent, en dansant et en buvant, leur anniversaire de mariage. Mais le grand père n’avait pas l’habitude de boire. Sa femme va profiter de sa légère ébriété pour l’informer qu’au soir de sa vie, s’apprête-t-elle à partir avec un pincement au coeur, un regret tenace que rien ne peut effacer. Le grand père est surpris car lui est passé à autre chose depuis longtemps. Elle lui explique qu’être trompée est une chose qu’une femme peut finir par comprendre et accepter. En revanche, le mensonge est une pilule autrement plus difficile à avaler, un acte qui comporte inexorablement une profonde amertume en amour. Aussi lui explique-t-elle qu’avant de rejoindre l’au-delà elle aurait aimé savoir.

Le grand père, l’alcool et l’affection obligent, réplique : que veux que je te dise que tu ne saches déjà… Remarquez que le secret, comme beaucoup de secrets de famille est une information que tout le monde connait mais que personne ne révèle.

La grand-mère cependant n’est pas satisfaite : elle veut l’entendre reconnaître avec ses mots à lui l’infidélité pour, comprenez-vous, pouvoir partir dans la quiétude.

Marcel Pagnol précise que le grand père se met alors à raconter l’histoire banale d’un amour secret et partagé loin de son épouse et de sa famille.

Puis… une ellipse dans la narration, un blanc, un long saut de lignes.

 

Marcel arrive avec sa famille chez ses grands-parents. Sa grand-mère hurle de l’autre côté de sa maison, le grand père est devant, assis, hébété, torse-nu, il saigne au niveau de l’épaule. Marcel est petit, il ne comprend pas. Le médecin affairé au-dessus du corps de son grand père cherche à enlever de son épaule la dent esseulée de la grand-mère. Sa grand-mère continue de hurler…

Si Marcel ne comprend pas, nous, nous comprenons aisément comment un secret révélé par bienveillance et faiblesse a fini par provoquer ce chaos. Comment ce qui se présentait comme une vérité concédée à la faveur de l’ébriété en vue d’apaiser les tourments d’une épouse au crépuscule de son existence a fini par déchainer une tempête de violences. Nous savons nous qu’un secret révélé ne libère pas la conscience de celui qui parle mais qu’il allège la culpabilité de celui qui s’apprête à châtier l’erreur avouée.

Marcel se rapproche alors de sa tante et lui demande ce qui a pu provoquer une telle crise au sein de ses grands-parents qu’il a toujours vus complices, calmes et heureux.

La réponse de la tante est édifiante : l’amour !

 

La vérité existe peut-être et les secrets permettent sans doute de la faire apparaître.

Surtout, ce qui est certain, c’est que le monde est toujours tel que nous le pensons : que le temps soit encore celui des secrets ou déjà celui des amours….

 

Nicolas Catelan Philosophie pénale, Varia

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