Le contrôle de proportionnalité et le droit pénal
(Colloque « Le juge judiciaire face au contrôle de proportionnalité« , Cour d’appel d’Aix, mai 2017)
Culte ? La controverse induite par le contrôle de proportionnalité laisserait à penser que l’évolution initiée entretient un rapport assez éloigné avec l’idéal de justice. La décision rendue par la Cour de cassation le 4 décembre 2013[1] a ainsi permis à la doctrine d’apprécier assez diversement, mais surtout négativement, la nouvelle approche développée par la Cour[2]. L’on sait en effet que la 1ère chambre civile a dans cette décision estimé qu’il fallait soupeser l’interdiction absolue à mariage entre un beau-père et sa bru, à l’aune de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En d’autres termes, il convenait de vérifier si l’atteinte portée par la loi à un droit fondamental était proportionnée.
Que le contrôle soit déjà pratiqué ailleurs[3], que le Premier président de la Cour l’ait annoncé, n’ont rien changé à la donne. La proportionnalité semble parée de beaucoup de vices… et de peu de vertus.
Puisque le contrôle ne devait pas se limiter au droit de la famille mais pénétrer toutes les branches du droit, il est somme toute logique que la matière pénale fut affectée par ce contrôle[4]. S’il n’est pas en réalité véritablement nouveau[5], le contrôle des effets d’une application de la loi à la lumière d’un droit fondamental peut apparaître telle une évolution inquiétante en droit pénal (I). Fortement marquée par le principe de légalité, la matière pénale est en effet emplie de prévisibilité. Déroger à la loi sous prétexte que ses effets sont disproportionnés semble aller à l’encontre de la volonté nationale exprimée par le Parlement au travers de la loi, et porter atteinte aux légitimes attentes de tous les intervenants au procès pénal.
Néanmoins, une telle lecture ne permet pas de saisir avec certitude toutes les incidences que le contrôle de proportionnalité est à même de révéler. A dire vrai, il semble possible de soutenir une opinion inverse. La proportionnalité est sans doute la manifestation rassurante d’une révolution de la matière pénale (II).
I – Inquiétante évolution
Bien que les origines (A) du contrôle de proportionnalité soient aisément identifiables, ses récentes manifestations (B) n’ont pas manqué de soulever des interrogations quant à la légitimité du procédé.
A – Origines anciennes
La proportionnalité est tout sauf ignorée du juriste féru de droit pénal. Certaines institutions séculaires reposent en effet sur un contrôle de proportionnalité afin d’être valablement mobilisées devant le juge répressif. Au premier rang figure évidemment la légitime défense. Les termes de l’article 122- sont bien connus : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte ». L’article 122-7 emploie une expression identique afin d’apprécier l’état de nécessité.
Bien évidemment le contrôle de proportionnalité dont il est question depuis peu ne participe pas de la même logique. Il ne s’agit pas ici de vérifier si des réponses, des réactions sont proportionnés aux faits les ayant générés. Il s’agit de vérifier si l’application d’une loi n’emporte pas une atteinte disproportionnée à une liberté fondamentale. Le juge ne contrôle pas le fait mais les effets d’une loi avec la possibilité dès lors de neutraliser cette norme au regard des effets qu’emporterait son application. L’idée se trouve depuis la loi du 15 juin 2000 à l’article préliminaire du code de procédure pénale : « (l)es mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l’objet (…) doivent être (…) proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée ».
L’on sait que ce contrôle est surtout mis en œuvre par la Cour européenne. En se limitant à la situation française, le contrôle de proportionnalité a permis de bloquer une incrimination spéciale de diffamation excluant l’exceptio veritatis[6], voire de bloquer l’application prétorienne de l’offense au Président français[7].
Plus proche encore, quant à la condamnation d’un journaliste, la Cour n’a pas manqué de souligner que « les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de l’infraction de diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en œuvre par la Cour dans sa jurisprudence (…) pour apprécier le caractère justifié et proportionné de toute ingérence dans le droit à la liberté d’expression, et ce dans une matière dans laquelle la marge d’appréciation de l’État était particulièrement restreinte »[8].
Avant même que le contrôle ne gagne ses lettres de noblesse, l’on peut isoler une décision de la chambre criminelle où la proportionnalité en lien avec une droit fondamental a privé d’effet une disposition législative. La chambre criminelle a en effet bloqué la mise en œuvre d’un mandat d’arrêt européen en s’appuyant sur la Convention européenne de sauvegarde. Plus précisément, la Cour de cassation a reproché à une chambre de l’instruction de ne pas s’être demandé si la remise ne constituait pas en l’espèce une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale. Et pour cause, l’intéressée, établie depuis plusieurs années en France, était la mère de cinq enfants scolarisés sur le territoire, et était recherchée afin d’exécuter une peine de sept mois d’emprisonnement pour avoir volé un porte-monnaie contenant quarante euros[9].
B – Manifestations récentes
Quelques décisions rendues en 2016 et 2017 permettent de constater la prégnance du contrôle de proportionnalité devant la chambre criminelle.
Ainsi la Cour n’a pas hésité à affirmer que le fait pour une journaliste de créer une fausse identité numérique afin d’infiltrer une fédération locale du Front national ne pouvait être incriminé sous peine de porter une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression[10]. De la même manière, la Cour a pu reprocher à des juges du fond d’avoir condamné à la destruction un individu ayant construit une maison de 40m2 sur son propre terrain sans solliciter de permis : « en statuant ainsi, sans répondre aux conclusions du prévenu selon lesquelles une démolition porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale et à son domicile, en ce qu’elle viserait la maison d’habitation dans laquelle il vivait avec sa femme et ses deux enfants, et que la famille ne disposait pas d’un autre lieu de résidence malgré une demande de relogement, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision »[11].
Enfin, dans le domaine des saisies et confiscations, la chambre criminelle estime que lorsqu’une saisie intégrale de patrimoine est encourue[12], la décision doit respecter un principe de proportionnalité quant à la vie privée et familiale[13] ou encore à l’aune du droit au respect des biens[14].
Si ces décisions ont permis de neutraliser le jeu d’une disposition pénale prévisible, il convient tout d’abord d’observer que les solutions en ce sens ne sont pas légion. Le contrôle de proportionnalité reste un moyen de cassation assez peu efficace, surtout dans le domaine des saisies et confiscations. Tout porte à croire que la chambre criminelle entend limiter le contrôle à une distorsion grave dans le jeu d’une disposition fondamentale.
S’il est certain que ce nouveau réflexe permet d’éviter une éventuelle condamnation devant la Cour européenne des droits de l’homme, il ne présente pas les traits d’un raz-de-marée emportant dans son sillage la prévisibilité que le principe de légalité est censé garantir. Les réactions doctrinales sont toutefois partagées. L’évolution amorcée ne paraît toutefois pas ébranler les fondements du droit en général, et du droit pénal en particulier. Et pour cause, l’évolution s’apparente davantage à une révolution au sens premier du terme, à savoir un « mouvement en courbe fermée autour d’un axe ou d’un point, réel ou fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ »[15].
Le contrôle de proportionnalité permet en effet au droit de partiellement revenir à un stade antérieur à l’essor du positivisme juridique.
II – Rassurante révolution
Le contrôle de proportionnalité tend à restaurer en droit pénal une logique humaniste. Il s’agit surtout de défendre une philosophie réaliste du droit en prise avec les effets concrets d’une décision de justice, et ce afin de corriger les effets parfois néfastes d’une acceptation par trop positiviste du droit (A). Aussi longtemps que la proportionnalité est employée afin de favoriser la personne poursuivie (B), son application ne semble pas heurter les principes fondamentaux du droit pénal.
A – Logique non positiviste
Il a été démontré que le positivisme juridique sous l’empire duquel vivent les juristes depuis plus de deux siècles participe d’une approche tronquée du droit[16]. La norme devenant une fin en soi, le droit est progressivement devenu une manière comme une autre d’imposer une force, une autorité. La norme consensuellement élaborée par un Parlement apparaît telle le moyen et la fin du droit. La tâche du juriste consiste alors à identifier le texte applicable, à en connaître l’interprétation majoritaire livrée par les plus hautes juridictions puis à trancher le litige qui lui est soumis. Or Michel Villey a parfaitement démontré que cette méthode directement inspirée des travaux de Guillaume d’Occam[17], et parfaitement systématisée par Hobbes[18], a permis de consacrer et légitimer la maxime Dura lex sed lex, s’éloignant ainsi considérablement du réalisme juridique d’Aristote, voire du sensualisme de Sénèque[19]. Or, c’est oublier que le droit, jusqu’à l’avènement du positivisme juridique, n’a jamais été perçu comme une fin en soi ; le droit ne devait que servir un idéal de justice. Comme l’a parfaitement exprimé Aristote, il s’agit simplement de rendre à chacun ce qui lui est dû : « Le juste est, par suite, une sorte de proportion » [20]. Pour ce faire, le juriste doit peser, sous-peser, les intérêts en présence, et proportionner la solution en regard de la norme mais également de ses effets sur les justiciables. Aussi classique que soit cette perspective, il est évident que le positivisme juridique, dans sa formulation la plus épurée, se soucie peu de justice, au profit d’une solution prévisible car entérinée par un texte et son interprétation séculaire.
Le contrôle de proportionnalité permettrait ainsi de restaurer une dose de réalisme dans une application par trop mécanique de la règle, et ce au profit d’une décision davantage empreinte de justice. Certains ont pu y voir le spectre de l’équité. Le mot n’est pas trop fort en ce que ce concept permet utilement de corriger les effets injustes d’une loi.
Même le droit pénal fortement marqué par la légalité et la prévisibilité ne ressort pas affaibli par le contrôle de proportionnalité, à tout le moins lorsque la proportionnalité est invoquée en faveur de la personne poursuivie.
B – Principe de faveur
De nombreux mécanismes en droit pénal ne peuvent s’expliquer que par la mansuétude accordée par le législateur aux personnes poursuivies. Qu’il s’agisse de rétroactivité in mitius[21] ou encore de non réformation in pejus[22], seul un principe de faveur permet de justifier ces solutions légales. La volonté de favoriser la personne poursuivie est ici évidente. Il en va de même quant au décompte des heures de garde à vue[23]. Des mécanismes fondés sur la prévisibilité peuvent également s’expliquer par une volonté de ne pas aggraver la situation du prévenu, ou à tout le moins ne pas le défavoriser. Il en va ainsi de la non rétroactivité[24] ou encore de l’interprétation stricte de la loi pénale[25].
La proportionnalité pratiquée par la chambre criminelle participe d’une logique de faveur similaire. Elle fait certes échec le plus souvent à une loi dont l’application est prévisible, mais toujours dans un sens favorable à la personne poursuivie. Qu’il s’agisse de mandat d’arrêt européen, d’escroquerie, de destruction ou encore de confiscation, la proportionnalité a toujours été invoquée au profit du prévenu.
Les tenants d’une sécurité juridique statique ne peuvent y voir qu’une entorse à la loi d’airain voulue et votée par le parlement. Les thuriféraires d’une sécurité juridique dynamique se féliciteront que la machine judicaire sache parfois reconnaître que le droit n’est malheureusement pas toujours juste. La main du juge vient alors corriger l’application d’une loi dont les conséquences porteraient atteinte à une liberté fondamentale protégeant le justiciable. Outre le fait que cette correction est conforme à l’article 55 de la Constitution, la démarche peut emporter la conviction au regard de l’exigence de justice. Nul doute d’ailleurs que le principe même de l’opportunité des poursuites, du sursis, de la contrainte pénale, de la dispense de peine et de l’individualisation des peines participent d’une réaction judiciaire proportionnée aux faits et à la personnalité de celui qui les a commis. La proportionnalité est incontestablement dans l’ADN des juges lorsqu’ils font descendre une loi générale, impersonnelle et absolue vers un homme en particulier, individualisé et fini. Sans doute que les juges répressifs usent de la proportionnalité comme M. Jourdain s’exprimait en prose.
Le lien particulièrement étroit entre le contrôle de proportionnalité et les droits fondamentaux permet évidemment d’élever la problématique. Aussi apparaît-il difficile de s’inquiéter de la révolution qui s’amorce, à tout le moins tant que la proportionnalité profite à l’accusé.
Beaucoup de bruit pour rien ? Sans doute, car comme l’a également écrit Shakespeare… tout est bien qui finit bien.
[1] Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066 : D. 2014. 179, note Chénedé ; ibid. 153, obs. Fulchiron ; AJ fam. 2013. 663, obs. Chénedé ; ibid. 2014. 124, obs. Thouret, RTD civ. 2014. 88, obs. Hauser ; ibid. 307, obs. Marguénaud ; JCP 2014, n° 93, note Lamarche ; Gaz. Pal. 2014. 264, obs. Viganotti ; Defrénois 2014. 140, note Bahurel ; Dr. fam. 2014, n° 1, obs. Binet ; RLDC 2014/112, n° 5308, obs. Dekeuwer-Défossez.
Pour la perspective conventionnelle, v. CEDH , sect. IV, 13 sept. 2005, B. et L. c/ Royaume-Uni : D. 2006. Pan. 1418, obs. Lemouland et Vigneau ; JCP 2006. I. 109, no 11, obs. Sudre ; Dr. fam. 2005, n° 234, note Gouttenoire et Lamarche; RTD civ. 2005. 735, obs. Marguénaud ; ibid. 758, obs. Hauser.
[2] « Regards d’universitaires sur le réforme de la cour de cassation, Actes de la conférence débat », 24 novembre 2015, JCP G, supplément au n° 1-2, 11 janvier 2016 ; – Ph. Jestaz – J.-P. Marguénaud – Ch. Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D. 2014. 2061. Pour une opinion assez hostile, v. Fr. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016. 796 ; A. Bénabent, « Un culte de la proportionnalité… un brin disproportionné ? », D.2016. 137.
[3] CEDH, v. supra et infra.
[4] V. « La proportionnalité en matière pénale », dossier sous la dir. d’E. Dreyer, Gaz. Pal. – 24 oct. 2017, n° 36, p. 64.
[5] En ce sens v. E. Dreyer, « Un contrôle de proportionnalité à la Cour de cassation ? », Gaz. Pal., 4 oct. 2016, n° 34, p. 67
[6] CEDH, 25 juin 2002, Colombani et autres c. France, requête n° 51279/99.
[7] CEDH, 14 juin 2013, Eon c/. France, requête n° 26118/10.
[8] CEDH, 12 juillet 2016, Reichman c. France, requête n° 50147/11, § 71. Quant à la liberté de parole des avocats, v. CEDH, 23 avril 2015, Morice c. France, requête n° 29369/10.
[9] Crim. 12 mai 2010, pourvoi n° 10-82.746. V. également Crim. 12 avril 2016, pourvoi n° 16-82.175.
[10] Crim. 26 oct. 2016, n° 15-83.774 : Dalloz actualité, 16 nov. 2016, obs. Gallois ; AJ pénal 2017. 38, obs. Verly ; Dr. pénal 2017, n° 2, obs. Conte ; Gaz. Pal. 24 janv. 2017, p. 51, obs. Detraz ; LEXBASE, hebdo éd. priv., n° 675, 10 nov. 2016, nos obs.
[11] Crim. 31 janvier 2017, n° 16-82945.
[12] La proportionnalité n’a donc pas à jouer lorsque la saisie porte sur le produit de l’infraction : v. Crim. 7 déc. 2016, n° 16-80.879.
[13] Crim. 15 mars 2017, n° 16-80.801 FS-P+B, n° 663.
[14] Article 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme. V. Crim. 7 déc. 2016, n° 15-85136.
[15] Dictionnaire du CNTRL.
[16] V. Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, Quadrige, 2ème éd., 2013.
[17] Ibidem p. 220 et s.
[18] Ibidem p. 553 et s.
[19] Sénèque, in Œuvres complètes de Sénèque le philosophe, tome I, Hachette, Paris, 1914, Livre I, XX, 3.
[20] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, La vertu de justice, chap. 6.
[21] Art. 112-1 al. 3 du code pénal. Dont la valeur reste relative : v. Crim., 7 juin 2017, n° 15-87.214, FS-P+B, Lexbase Hébdo. éd. priv. n° 704, 29 juin 2017.
[22] Art. 515 al. 2 CPP. La Cour de cassation donne une portée générale au principe : v. Crim. 12 février 2014, n° 13-81.683.
[23] V. art. 63-III CPP. Auparavant, v. Crim. 13 novembre 1996, n° 96-82087.
[24] Art. 112-1 al. 1er C. pén.
[25] Art. 111-4 C. pén.
One Comment