par N. Catelan, in PASC, vol. XXXI,
« Dossier : La responsabilité pénale », LGDJ, mars 2023, p. 33 et s.

 

De chair et de sang. L’institution de la responsabilité pénale des personnes morales participe en 1992 d’un mouvement paradoxal. Constituant une réelle innovation1 à l’endroit des entités abstraites, cette responsabilité est construite sur une acception ancienne de la personnalité juridique. Contrairement aux droits civil2 et administratif3, le droit pénal n’adhère pas en 1992 à la théorie de la réalité4 comme en témoigne le mécanisme introduit à l’article 121-2 du Code pénal. En affirmant que l’infraction doit être commise par un organe ou un représentant (et pour le compte de la personne morale), le législateur exige que l’infraction passe par le truchement d’un être fait de chair et de sang, pour qu’une quelconque culpabilité soit reconnue. La personne morale ne peut être responsable par elle-même. Cette responsabilité par représentation, reflet ou ricochet (c’est selon) est ainsi expliquée par le Pr Bouloc : « la personne morale ne peut agir que par l’intermédiaire de la personne physique, et elle ne peut omettre qu’en raison de l’abstention d’une personne physique »5. En adhérant très tôt à la théorie de la faute unique, et en rejetant donc la thèse de la faute distincte de la personne morale, la Cour de cassation6 ne fit qu’emboiter le pas d’un législateur n’ayant pas désiré franchir le Rubicon de l’anthropomorphisme7. Cette restriction dans l’approche de la responsabilité se comprend en droit pénal. Les gouvernements peinent à penser le droit pénal sans chair ni sang. Michel Foucault a parfaitement démontré que la justice pénale s’était construite à l’époque moderne en référence au corps, qu’il s’agisse de sanction-supplice ou encore de sanction-contrôle8. La substitution de la prison aux peines corporelles n’a ici rien changé à la perspective : le corps du condamné demeure le lieu de tous les débats. Cette tendance lourde explique au moins partiellement les atermoiements à l’endroit des personnes morales tant ces dernières résistent à l’attrait et aux aveux de la chair. A cela s’ajoute la dimension morale de la responsabilité pénale qui exige discernement et libre arbitre9. Or la volonté propre de l’entité morale ne correspondrait pas en tout point à cette double exigence10. Le mécanisme par représentation prévu à l’article 121-2 du Code pénal tente donc de passer outre les difficultés en imposant le truchement d’un organe ou d’un représentant. Au-delà, on peut aisément constater que les sanctions économiques sont ici légion (amende et confiscation), le législateur et les juges n’appréhendant la personne morale qu’à travers sa surface financière. Alors que tout le droit pénal ou presque est pensé depuis au moins 1810 à travers la prison, la responsabilité pénale des personnes morales est une institution à même de réinterroger nombre des acquis répressifs.

Depuis 1992, c’est surtout la lecture prétorienne de l’article 121-2 du Code pénal qui a interpelé la doctrine. Alors que le texte n’a quasiment pas changé en 30 ans, la jurisprudence a quant à elle beaucoup varié sur des points d’importance. Que l’on songe à la notion d’organe ou de représentant, à l’imputation de l’infraction, ou encore à la question des fusions-absorptions… La Cour de cassation a ici fait preuve de versatilité faisant évoluer sa jurisprudence au gré du vent sans qu’on ne sache jamais réellement ce qui pouvait justifier telle ou telle variation alors que le texte n’avait point changé. Au cours des dernières années11, l’introduction de la convention judiciaire d’intérêt public a également fait souffler un vent nouveau sur la responsabilité pénale des personnes morales. En ce que ces conventions ne constituent pas des déclarations de culpabilité12, on ne peut assimiler leur contenu à une source prétorienne de droit pénal. Évidemment. Il n’en demeure pas moins que les différents accords transactionnels, exclusivement applicables aux personnes morales, laissent trace d’une lecture proposée par des parquets, acceptée par des entreprises et homologuées par des juges du siège. Si ces protocoles transactionnels ne s’embarrassent pas toujours d’une véritable rigueur juridique, ils témoignent en revanche d’une vision modernisée de la responsabilité pénale des personnes. Nouvelle approche qui est peut-être à l’origine de certaines évolutions jurisprudentielles notamment quant à l’identification des organes et représentants… Tel est le paradoxe de la responsabilité pénale des personnes morales 30 ans après son immixtion en législation : il s’agit encore, sous la plume des magistrats, d’un mécanisme en transition qui interroge à la lueur d’un principe de légalité censé gouverner la justice pénale13.

Un mécanisme en transition. Les évolutions récentes de la responsabilité pénale des personnes morales peuvent sans doute être rattachées à deux visions complémentaires, deux modèles14 façonnés par la pratique : un modèle obligationnel (I) qui tend à rapprocher cette responsabilité d’un mécanisme de dette voire de garantie, et un modèle transactionnel (II) qui sacrifie sur l’autel de l’efficacité les termes et le mécanisme sis à l’article 121-2 du Code pénal.

I – Le modèle obligationnel

A. La responsabilité comme dette

Il y a quelques années le Pr Frison Roche et William Baranès se demandaient si la notion de justice était une obligation impossible15. De nos jours une question proche peut être formulée : est-il possible (voire souhaitable) de penser la responsabilité pénale en termes de dette ? Si une réponse positive peut être envisagée, la responsabilité pénale pourrait-elle alors suivre le régime général de l’obligation ? A la mort du de cujus, l’héritier deviendrait-il le nouveau débiteur de la responsabilité pénale par le jeu de la dévolution successorale ? Une réponse négative s’impose à l’aune du principe de personnalité de la responsabilité pénale16. Du côté des peines, l’affirmation doit être nuancée tant la personnalité est ici escamotée. On sait en effet que l’article 133-1 C. pén. prévoit la transmission des amendes aux héritiers en cas de décès du condamné, et lors de la dissolution de la personne morale. Le Conseil constitutionnel, après avoir consacré la personnalité des peines en 199917, y a porté un coup de canif en 2018. Aux termes d’une décision QPC n° 2018-710, les Sages ont en effet affirmé que, nonobstant le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, la fermeture d’un établissement scolaire pouvait être prononcée même « lorsque la personne exploitant l’établissement d’enseignement n’est pas celle poursuivie »18

Le cas des personnes morales est atypique. La disparition de la personne morale ne met pas un terme aux poursuites contre les personnes physiques, l’article 121-2 al. 3 rappelant que le principe est ici le cumul des responsabilités. La question se pose avec une acuité certaine dans le cas des fusions-absorptions. On sait que, par le biais de cette technique relevant de l’ingénierie des sociétés, et pouvant prendre à la vérité plusieurs formes, une société absorbante en vient à absorber une société qui disparaît dans le cadre de la fusion. Peut-on alors imaginer un transfert de responsabilité pénale en raison des faits commis avant l’opération litigieuse de fusion ? Souvent Cour varie… Dans un premier temps, la chambre criminelle s’est opposée à un tel mécanisme au nom de la personnalité de la responsabilité scandée à l’article 122-1 du Code pénal19. Par la suite, la Cour de justice a accepté, au nom du droit européen, qu’un tel transfert puisse avoir lieu dans le champ contraventionnel20. Postérieurement à cet arrêt, la Cour de cassation affirmait que « l’article 121-1 du code pénal ne peut s’interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique »21. La cause semblait entendue, la Cour ne prenant même pas le soin de réserver le cas de la fraude à la loi (i.e une opération de fusion ayant pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale). Un remaniement certain de la composition de cette même chambre allait pourtant mener cette même chambre criminelle à opérer un revirement complet. Aux termes d’une décision rendue le 25 novembre 202022, la Cour de cassation allait fixer ex nihilo les principes suivants :

  • en cas de fusion absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du 9 octobre 1978 (sociétés anonymes), la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération.
  • La personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer.
  • Cette interprétation nouvelle, qui constitue un revirement de jurisprudence, ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au 25 novembre 2020, date de prononcé de l’arrêt, afin de ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
  • En tout état de cause, quelle que soit la date de la fusion ou la nature de la société concernée, la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale et qu’elle constitue ainsi une fraude à la loi.
  • « Si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible. Elle est donc applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt » (§ 42).

Cette solution a de quoi étonner. Outre le fait que la législation ne prévoit ni un tel mécanisme, ni les sanctions arbitrées par la Cour, la chambre criminelle se permet même d’apprécier la prévisibilité de son revirement en prévoyant l’application rétroactive du cas de fraude. La Cour a donc recours au critère européen de prévisibilité23 pour rendre son revirement applica ble à des faits antérieurs et ce alors que nous serions bien en peine d’identifier des éléments permettant d’anticiper un tel revirement. La cause est entendue : la continuité économique permet à la dette de responsabilité pénale d’être transférée à la société absorbante. Cette approche « obligationnelle » est renforcée par un mouvement prétorien permettant de garantir cette responsabilité.

B. La responsabilité comme garantie

Si le libellé de l’article 121-2 du Code pénal a peu changé en 30 ans, certaines modifications ont cependant été opérées. La loi du 9 mars 200424 a ainsi fait disparaître le principe de spécialité, qui exigeait pour chaque texte d’incrimination que le législateur précise si la responsabilité des personnes morales était possible. Cette exigence initiale est évidemment à mettre en relation avec la théorie de la fiction à l’œuvre lors de l’adoption du texte en 1992. Le législateur n’a tout simplement pas estimé que toutes les infractions pouvaient être commises pour le compte d’entreprises et autres entités morales eussent-elles été perpétrées par des êtres faits de chair et de sang. Le droit pénal des mœurs manquait ainsi à l’appel. La généralisation de la responsabilité opérée par la loi du 9 mars 2004 a permis de placer en première ligne les personnes morales quels que soient les faits commis. L’opportunité des poursuites devait amener les parquets à choisir entre le cumul de poursuites (personnes physiques et morale), ou une poursuite unique contre l’une ou l’autre. Il va sans dire que si la personne morale peut engager sa responsabilité pour n’importe quelle infraction, alors existe une chance que l’autorité de poursuite concentre son action sur la seule personne morale. Le droit pénal des accidents en témoigne plus que de raison. Dans ce champ, la responsabilité des personnes morales a souvent été conçue par le législateur comme par le juge comme une solution de repli et un champ d’expérimentation25. Pour le dire autrement, le droit permet ici aisément de retenir dans les liens de la prévention la seule personne morale quand bien même il ne serait pas possible de déclarer coupable une personne physique organe ou représentant. Cela a pour avantage de laisser sur la scène juridique un garant de l’indemnisation, soit directement devant le juge pénal par l’octroi de dommages et intérêt, soit plus tard devant le juge de l’indemnisation.

La loi du 15 juin 200026 en atteste. Alors que la construction sise à l’article 121-3 al. 4 du code pénal prévoit un régime de faveur au bénéfice des seuls auteurs personnes physiques (en cas de causalité indirecte et si l’incrimination comporte un dommage), restait à combiner ce texte avec l’article 121-2 du Code pénal imposant de passer par le prisme d’une infraction commise par un organe ou un représentant pour entrer en voie de condamnation. Pour pallier la difficulté, le législateur décidait également de modifier l’alinéa 3 de l’article 121-2 du Code pénal en précisant que la responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, « sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l’article 121-3 ». Qu’est-ce à dire puisqu’une infraction doit être imputée à un organe ou représentant ? Si l’absence de faute qualifiée au sens de l’article 121-3 al. 4 empêche l’infraction d’être consommée faute d’élément moral, comment engager la responsabilité d’une personne morale au nom d’un infraction commise par un organe ou un représentant ? La Cour de cassation trouva rapidement la parade en réécrivant l’article 121-2 du Code pénal dans un arrêt du 24 octobre 200027 : « il résulte des articles 121-2, 121-3 et 222-19 du Code pénal, tant dans leur rédaction antérieure à la loi du 10 juillet 2000 que dans celle issue de cette loi, que les personnes morales sont responsables pénalement de toute faute non intentionnelle de leurs organes ou représentants ayant entraîné une atteinte à l’intégrité physique constitutive du délit de blessures involontaires, alors même qu’en l’absence de faute délibérée ou caractérisée au sens de l’article 121-3, alinéa 4, nouveau, la responsabilité pénale des personnes physiques, ne pourrait être recherchée ». L’organe ou le représentant n’a donc plus à commettre une infraction pour engager la responsabilité pénale de la personne morale : une simple faute suffit !

On le voit, les personnes morales garantissent la dette de responsabilité en offrant à la justice une surface d’imputation des plus plastiques. La question de l’identification de l’organe et du représentant en est une autre illustration.

Identification et imputation. Au cours des premières années ayant suivi l’entrée en vigueur du code pénal, la Cour de cassation s’est montrée intransigeante quant à l’imputation de l’infraction à un organe ou représentant. Tout arrêt de condamnation d’une personne morale n’ayant pas suffisamment établi l’imputation de l’infraction à un organe ou représentant, était censuré !28 Toutefois, à partir de juin 2006, la Chambre criminelle a accepté que l’imputation de l’infraction soit présumée dans le domaine des accidents du travail29, ou encore lorsque l’infraction relevait de la politique commerciale de la société30. Dans ces configurations, le défaut d’imputation importait peu puisque les infractions ne pouvaient « avoir été commises, pour le compte des sociétés, que par leurs organes ou représentants ». La jurisprudence a par la suite oscillé entre exigence d’imputation et présomption avant de revenir à l’orthodoxie en 2012. A la suite d’un accident du travail, une société est condamnée pour blessures involontaires sans que soit identifié l’organe ou le représentant ayant commis les délits. Selon la chambre criminelle, « en prononçant ainsi, sans mieux rechercher si les manquements relevés résultaient de l’abstention d’un des organes ou représentants de la société G., et s’ils avaient été commis pour le compte de cette société, au sens de l’article 121-2 du code pénal, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision »31.

Néanmoins, à défaut d’identification, si la matérialité des comportements reprochés est établie, l’office des juges du fond s’en trouve modifié : une cour d’appel prononçant une relaxe « après avoir constaté la matérialité de l’infraction, (est) tenue, quel que soit le mode de poursuite et, au besoin, en ordonnant un supplément d’information, de rechercher si les manquements relevés résultaient de l’abstention de l’un des organes ou représentants de la société prévenue et s’ils avaient été commis pour le compte de celle-ci »32. En matière d’infraction d’imprudence, l’exigence d’identification est ainsi corrigée par une règle procédurale, qui vient substantiellement tempérer la portée de la règle de fond imposant que l’infraction soit commise par un organe ou représentant33. La juridiction correctionnelle ne peut relaxer la personne morale au motif que l’accusation n’a pas prouvé sa responsabilité : elle doit rechercher elle-même à qui est imputable l’infraction. L’office du juge s’apparente ainsi à l’identification d’une faute virtuelle en ce qu’elle sera imputée par défaut à un organe ou représentant. Il s’agira le plus souvent d’une faute de négligence, une abstention tautologique puisque de la survenance de l’accident découlera la preuve d’un dysfonctionnement. Ceci est en un sens logique puisqu’il est de la responsabilité des gérants de faire en sorte qu’un accident ne survienne pas.

Cette tendance lourde tend à garantir le jeu de la responsabilité pénale en permettant la condamnation de la personne morale par forçage. La faute imputable à un organe ou représentant est ici davantage supposée qu’établie, la responsabilité reposant alors sur une « culpabilité d’artifice »34. La personne morale constitue ainsi une sorte de sûreté, une entité dont la responsabilité devrait être engagée en vue, in fine, de garantir l’indemnisation du préjudice. Une décision rendue le 15 février 2022 illustre cette tendance35. A la suite de l’effondrement du toit-terrasse d’un magasin, occasionnant des blessures à plusieurs clients, la société exploitant le commerce et celle ayant réalisé les travaux sont poursuivies et condamnées. Le traitement juridique de l’entreprise de travaux est ici symptomatique. Pour la déclarer coupable de blessures involontaires, les juges d’appel énoncent qu’au cours des travaux effectués en avril 2007, cette société a obturé deux exutoires, les salariés de l’entreprise ayant oublié à la fin du chantier de les rouvrir. Or la société est intervenue en 2008 pour une visite d’étanchéité qui n’a pas corrigé les malfaçons : ces fautes conjuguées ont contribué à maintenir sur le toit une nappe d’eau importante qui ne pouvait s’échapper et dont le poids excessif a provoqué l’effondrement. Les juges en concluent que « si la faute initiale a été matériellement commise par un ou plusieurs salariés de la société, qui seuls pouvaient en répondre sur le plan pénal, sa conjugaison avec la seconde visite supposée corriger toute malfaçon affectant le chantier caractérise un manque de professionnalisme et d’organisation de la société imputable à son gérant, (…) de nature à engager la responsabilité pénale de cette dernière ». Le pourvoi, reprochant à la cour d’appel de n’avoir pas établi que les faits reprochés à la personne morale avaient été commis pour son compte par l’un de ses organes ou représentants, est rejeté par la chambre criminelle. Selon la Cour de cassation en effet, la cour d’appel a « caractérisé, sans insuffisance ni contradiction, une faute en lien de causalité certain avec l’accident commise par le gérant, organe de la société, agissant pour le compte de celle-ci ». Le manque de professionnalisme et d’organisation, « faute diffuse s’il en est »36, est donc à même d’engager la responsabilité pénale de l’entreprise. Pour le dire autrement, les faits sont commis par un salarié mais la faute (d’organisation, de gestion…) est imputable à un organe de direction en charge de la marche de la société37. Ce mécanisme d’imputation garantit la condamnation de la personne morale quand bien même l’infraction ne serait pas complètement consommée par l’organe ou le dirigeant. Cette approche s’éloigne du texte de l’article 121-2 en ce sens que l’infraction n’est pas intégralement consommée à l’échelon de l’organe ou du représentant. La consommation est répartie entre les salariés et les dirigeants. La responsabilité pénale de la personne morale peut ainsi être engagée et l’indemnisation facilitée.

A dire vrai, le modèle obligationnel n’est pas seul à l’œuvre. Le développement des transactions en matière pénale a permis l’éclosion d’un cadre répressif s’embarrassant peu des termes de l’article 121-2 du Code pénal : dans le champ de la CJIP (probité, fraude fiscale et leur blanchiment), les parquets, et notamment le parquet national financier, ont élaboré une pratique tendant à simplifier le mécanisme permettant de sanctionner des personnes morales.

II – Le modèle transactionnel

La convention judiciaire d’intérêt public a modifié le regard porté sur la responsabilité pénale des personnes morales. Inspiré des protocoles transactionnels américains38, ce mécanisme est teinté de pragmatisme : une transaction reste préférable à un procès. A telle enseigne d’ailleurs que le législateur décidait en 2020 d’étendre le champ des CJIP à la matière environnementale39. La transaction a permis l’émergence d’un modèle juridique souple quant à la responsabilité pénale des personnes morales (A). Au-delà, la transaction est devenue un véritable outil de politique pénale quant au traitement des entreprises ayant transgressé la norme (B). Cette évolution ne se fait pas sans véhiculer son lot d’incertitude et le principe de légalité est une nouvelle fois à la peine dans ce droit pénal (quasi-)consensuel.

A. La transaction comme modèle juridique

Aux termes de l’article 41-1-2, §I du Code de procédure pénale « tant que l’action publique n’a pas été mise en mouvement, le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits prévus aux articles 433-1,433-2,435-3,435-4,435-9,435-10,445-1,445-1-1,445-2 et 445-2-1, à l’avant-dernier alinéa de l’article 434-9 et au deuxième alinéa de l’article 434-9-1 du code pénal et leur blanchiment, pour les délits prévus aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts et leur blanchiment, ainsi que pour des infractions connexes, de conclure une convention judiciaire d’intérêt public imposant une ou plusieurs (…) obligations » telles qu’un programme de mise en conformité ou une amende d’intérêt public dont le montant est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel ». Au 13 juillet 2022, 19 CJIP avaient été validées dans le champ de la probité, de la fraude fiscale et de leur blanchiment, 4 l’ont été dans le secteur environnemental. La CJIP « classique », telle qu’introduite par la loi du 6 décembre 2016, est un succès certain même si en valeur absolue, le recours à ce procédé transactionnel représente peu au regard du contentieux correctionnel. Certes. Il n’en demeure pas moins que dans le champ de la corruption les CJIP ont le mérite de se substituer à de trop rares procès et d’imposer des amendes élevées tout en ménageant le potentiel commercial de fleurons français qui auraient pu être handicapés par de vraies condamnations pénales40. Fonctionnant sur un mode tout sauf idéal, la CJIP est un moindre mal quand le too big to jail confine au too big to fail. Par ailleurs, si l’exécution des obligations mises à la charge de la société éteint l’action publique, il convient d’observer que cela ne bénéficie qu’aux personnes morales41, les personnes physiques pouvant être poursuivies et condamnées en raison des mêmes faits par le jeu du cumul inscrit à l’article 121-2 al. 3 du Code pénal.

Le tableau esquissé par les différentes transactions conclues entre les parquets français et les sociétés impliquées s’apparente à un véritable kaléidoscope. Fruits de négociations et de discussions (sans doute âpres), les CJIP sont souvent le lieu d’ellipses, euphémismes, litotes et autres formules de contournement : elles ne disent que ce que chaque partie, en premier lieu la personne morale concernée, désire voir couché sur le papier. Si l’intérêt des parquets est de parvenir à un accord en échange d’amendes plus ou moins élevées, l’intérêt bien compris des entreprises est de minimiser les faits voire leur qualification pénale. A ce titre, les entreprises n’ont ni à reconnaître les faits ni à accepter leur qualification juridique. Même lorsque la CJIP est proposée en cours d’instruction grâce aux dispositions de l’article 180-2 CPP, plus aucun acte de contrition n’est exigé de la société depuis l’amendement du texte par la loi du 24 décembre 2020. A la différence de la composition pénale, l’alternative aux poursuites sise à l’article 41-1-2 CPP n’impose aucune résipiscence de la part de celle qui en bénéficie. Cette singularité a nécessairement un effet sur la manière dont les faits reprochés vont être imputés aux personnes morales.

Pratique contingente. Il y a à cet égard une réelle distorsion entre les différentes conventions. Certaines prennent le soin de coller aux termes de l’article 121-2 du Code pénal en imputant les « manquements » à des organes et représentants de la personne morale bénéficiant de la CJIP. Il en va ainsi de la CJIP « Airbus » signée le 9 janvier 202042, dans laquelle il est fait référence à des rémunérations décidées par un dirigeant d’une filiale (p. 9), des cadres dirigeants (p. 13 et 17) ou encore un responsable (p. 19). Encore faut-il préciser que de nombreux actes sont imputés à une organisation interne au groupe Airbus, le SMO (« Strategy and marketing organization »), organe non légal ayant pour tâche de soutenir les ventes réalisées par les différentes divisions du groupe (p. 3). La CJIP précise utilement que le directeur de cette entité interne était titulaire d’une délégation de pouvoirs de la part du directeur général exécutif (CEO) d’Airbus Group. Même si certains actes furent commis au sein de filiales, il est soutenu que les manquements furent repris à son compte par le SMO (p. 9, § 58). Dans la CJIP « Carmignac », signée le 28 juin 2019, le président et le directeur général de la structure reconnaissent avoir commis les faits qualifiés de fraude fiscale (p. 4). Enfin, dans la CJIP « Bolloré » en date du 9 février 2021, les faits sont a minima imputés au directeur général, le rôle du président étant plus feutré (v. p. 4). Enfin dans la CJIP « Systra »43, il est fait référence, en Ouzbékistan, à une équipe locale dirigeante titulaire d’une délégation de pouvoirs (§10)

On peut opposer à ces conventions de nombreux accords transactionnels dans lesquels l’infraction n’est jamais « raccrochée » à un organe ou représentant de la personne morale. Dans cette même CJIP « Systra », les faits survenus cette fois-ci en Azerbaïdjan ont été commis par une équipe dirigeante locale, sans référence à une délégation de pouvoirs. La CJIP « LVMH »44 homologuée le 17 décembre 2021 n’impute que très partiellement les faits reprochés, notamment le trafic d’influence, à un vice-président et administrateur du groupe. Si la convention de consultation est avérée (§3), rien ne relie concrètement les actes perpétrés par l’ancien patron du renseignement intérieur à ce représentant. L’exemple de la CJIP « Société générale »45 conclue le 24 mai 2018 est des plus topiques. La convention fait continuellement référence à des employés et cadres de l’organisme bancaire. Jamais en revanche un organe ou représentant n’est identifié dans le pacte corrupteur, la transaction se contentant de faire référence à la « Société générale » (§32 par exemple), soit la personne morale. Cette perspective est tout sauf isolée. La CJIP « Google »46 du 3 septembre 2019 ne mentionne que les entités du groupe et les faits commis par ces structures sans le truchement de personnes physiques ou autres organes ou représentants. La CJIP « McDonald’s » en date du 31 mai 2022, dans le champ identique de la fraude fiscale, est rédigée avec les mêmes éléments de langage : aucun organe ou représentant n’est identifié.

Il ressort de cette analyse par sondage et carottage que le mécanisme d’imputation prévu à l’article 121-2 du Code pénal est variablement mis en œuvre dans les CJIP. Certaines transactions prennent le soin d’attribuer l’infraction à un organe ou représentant quand d’autres ne s’embarrassent d’aucune précision à cet égard. Le délit peut ainsi être imputé à des salariés (de filiale parfois), à des organes informels de la société ou encore à la société elle-même47. En raison des approches variées, il serait a priori particulièrement audacieux de dégager un motif répétitif à même de définir un modèle. Pourtant un arrêt rendu par la Cour de cassation en juin 2021 dans le secteur de la corruption internationale démontre que la pratique de la CJIP a pu infuser en droit pénal « ordinaire ». Qu’on en juge.

Consécration. On sait que la jurisprudence a su faire preuve d’originalité au moment de qualifier certains salariés de représentants de la personne morale au sens de l’article 121-2 du Code pénal. Si les salariés avec délégation de pouvoir n’ont pas réellement posé de difficulté48, l’admission de la délégation de fait49 voire du statut spécial50 ont pu interroger à l’aune du principe de légalité. C’est peu dire que la décision « Alcatel » a profondément décontenancé doctrine et praticiens (de la défense). Cet arrêt rendu par la chambre criminelle le 21 juin 202151 peut être aisément perçu tel un « hommage » à la CJIP Airbus. En l’espèce, entre 2001 et 2004, des commissions ont été versées à des agents publics de l’institut costaricien d’électricité ainsi qu’à des personnalités politiques du Costa Rica dans le cadre de l’obtention de marchés de matériels téléphoniques. Sous couvert de contrats de consultant signés par une autre filiale, la société Alcatel Standard, ce sont près de trois cents millions de dollars qui furent indument payés par la société Alcatel CIT, filiale de la société holding Alcatel SA devenue Alcatel-Lucent SA. La particularité de l’affaire tient au fait que les fonds illicites versés par la filiale Alcatel CIT furent approuvés par un organe interne au groupe Alcatel, le RAC (Risk Assessment Committee). Selon la chambre criminelle la condamnation de la société holding est justifiée : « les juges ont établi sans insuffisance ni contradiction que, s’agissant de faits commis dans le cadre d’un groupe de sociétés dont la société condamnée est la société holding, la corruption active d’agent public étranger a été commise, pour le compte de la société mère, par la combinaison des interventions de trois salariés des filiales de la société, représentants de fait de cette dernière en raison de l’existence de l’organisation transversale propre au groupe et des missions qui leur étaient confiées, peu important l’absence de lien juridique et de délégation de pouvoirs à leur profit, et du RAC central, organe de ladite société composé de dirigeants du groupe dont la mission l’amenait à valider, pour le compte de ce groupe, le recours à des paiements illicites sous couvert de contrats de consultants ». Sont donc des organes et représentants, aptes à engager la responsabilité pénale de la société-mère, respectivement le RAC, organe non-légal de la holding, et de simples salariés… de filiales. A dire vrai, nul ne sait si « individuellement » chacun aurait pu permettre la condamnation de la holding52. L’emploi par la chambre criminelle du terme « combinaison » incite à conclure que c’est bien l’alliage des deux qualités imparfaites (organe non-légal et salariés de filiales) qui a permis de retenir Alcatel-Lucent SA dans les liens de la prévention53.

A cet égard, il n’est pas étonnant qu’un député ait proposé de réformer l’article 121-2 du Code pénal en ajoutant au texte la phrase suivante : « les personnes morales sont également responsables pénalement lorsque le défaut de surveillance de leur part a conduit à la commission d’une ou plusieurs infractions par l’un de leurs salariés »54. Même si cet alinéa est de nature à valider la jurisprudence de la Cour de cassation, il serait surtout de nature à ouvrir encore plus grand la responsabilité des êtres abstraits…

B – La transaction comme modèle de politique pénale 

Au-delà de l’influence que la CJIP peut avoir sur le droit pénal « classique », on peut observer que la pratique de la convention judiciaire d’intérêt public rebat les cartes du droit pénal des affaires. L’efficacité dont fait preuve cet outil juridique est presque indiscutable. Économisant du temps d’audience, chassant l’aléa judiciaire, permettant au Trésor public de récupérer de substantielles sommes d’argent, la CJIP a su trouver sa place dans le paysage judiciaire français, conquérant même de nouveaux terrains avec la matière environnementale. L’esprit qui l’accompagne peut évidemment être interrogé. En abandonnant les poursuites classiques au profit d’une alternative, le parquet ne cherche pas à graver dans le marbre du casier judiciaire le stigmate de la condamnation pénale55. Seules les personnes physiques demeurent poursuivies, ce qui est conforme au droit pénal classique qui, rappelons-le s’est construit autour du corps humain et de l’imputabilité. On sait surtout que l’adoption de la CJIP devait permettre à la France et à son droit d’exister sur la scène internationale où l’application de lois extraterritoriales permettait notamment aux Etats-Unis de sanctionner durement des entreprises françaises56. Avec la CJIP, le PNF et le Parquet de Paris ont su montrer à leurs homologues nord-américains que la justice française disposait désormais des outils pour répondre aux manquements à la probité ou à la fiscalité commis par de grands groupes internationaux.

Ce faisant, le droit français est enfin armé pour sanctionner… aux fins de protection57. Pour le dire autrement, en maniant fort stratégiquement l’outil CJIP, la France envoie des signaux forts à ses partenaires n’hésitant pas à faire du droit une arme économique : les parquets hexagonaux savent « sanctionner » les fleurons économiques français, pour leur éviter les lourdes procédures américaines58 voire anglaises59, mais disposent également des ressources pour obtenir des dédommagements conséquents de la part de sociétés étrangères se jouant de la réglementation française.

Épilogue

Légalité, ingénierie des sociétés et responsabilité par ricochet. Les nombreuses évolutions connues par la responsabilité pénale des personnes morales au cours des trois dernières décennies interrogent nécessairement à la lumière du principe de légalité. Si le libellé-même de l’article 121-2 du Code pénal n’a pas significativement changé sur la période, la jurisprudence a quant à elle fait preuve d’imagination. La liberté prise avec la lettre et l’esprit du texte a de quoi surprendre le juriste rompu à l’idée selon laquelle le principe de légalité assurerait la prévisibilité de la répression pénale, sans laquelle il ne saurait y avoir d’État de droit. La prévisibilité de la répression est en effet une condition sine qua non de la sécurité juridique. Or, dans le champ de la responsabilité pénale des personnes morales, les décisions de justice sont trop erratiques pour consolider une réelle sécurité. Les solutions prétoriennes participent le plus souvent d’une volonté d’adapter la loi à des constructions ou faits complexes. Les travaux parlementaires attestent que le législateur ne s’est pas réellement interrogé sur la profondeur de champ nécessaire aux fins de retenir toutes les structures sociétales dans la sphère de la répression60. Or, même une assez élémentaire ingénierie des sociétés met aisément en difficulté le mécanisme de responsabilité logé à l’article 121-2 du Code pénal. En témoigne une décision rendue le 21 juin 2022 par la chambre criminelle61. En l’espèce, un salarié d’une société de textile est victime d’un accident du travail. La société mère, la filiale exploitant le site ainsi que le directeur du site, ont été poursuivis des chefs de blessures involontaires suivies d’une incapacité totale de travail supérieure à trois mois et de non-respect des mesures relatives à l’hygiène, la sécurité ou les conditions de travail. Le tribunal correctionnel les retient dans les liens de la prévention, condamnations confirmées en appel. Pour retenir la culpabilité de la filiale, les juges d’appel ont estimé que la société holding, en tant que présidente de la filiale, était sa représentante légale et son organe au sens de l’article 121-2 du code pénal. Cet argument est validé par la chambre criminelle. Il n’est pas rare, dans des groupes de sociétés, que la présidence d’une société soit assurée par une autre société, de sorte qu’une société peut être l’organe d’une autre. Sur le plan pénal, reste toutefois à s’assurer qu’une infraction a bien été commise par cet organe ou représentant, quand bien même il s’agirait d’une autre personne morale. Pour y parvenir, la cour d’appel a estimé :

  • d’une part, qu’il appartenait à l’employeur de prévoir la présence sur le site d’un délégataire ou bien d’exercer lui-même la surveillance indispensable à l’application effective de la réglementation relative à l’hygiène, à la sécurité et aux conditions de travail,
  • d’autre part, qu’en l’absence de toute délégation valable donnée à son directeur d’usine, le chef d’entreprise conservait seul la responsabilité pénale en cette matière.

Le raisonnement a de quoi surprendre : l’infraction imputée à l’organe (i.e la société mère) est en réalité un manquement commis par l’employeur de la victime (i.e la société fille) en tant que chef d’entreprise… qui devrait assumer seul à défaut de délégation. Le passage par la société holding pour imputer l’infraction n’a pas de sens sauf à considérer que cette holding est le chef d’entreprise auquel fait mention la cour d’appel… La construction ne tient que si sont détachées la matérialité de l’infraction commise par le responsable de site, et la faute d’inorganisation commise par la société holding présidant, donc représentant, sa société filiale. Dans sa lettre d’information du mois de juin la chambre criminelle affirme d’ailleurs : « Avant de déclarer une personne morale (société, association) coupable d’une infraction, le juge doit identifier l’organe ou le représentant qui, pour le compte de celle-ci, a commis l’infraction. Dans la plupart des cas, il s’agira d’une personne physique, par exemple son dirigeant ou le salarié qui dispose d’une délégation de pouvoir. Toutefois, cet organe ou ce représentant peut être lui-même une personne morale, par exemple une société qui préside celle faisant l’objet de poursuites. Dans ce cas, il suffit que le juge désigne cette personne morale, sans avoir besoin d’identifier les personnes qui la dirigent »62. Selon cet outil de communication, une personne morale peut donc engager sa responsabilité pénale sans que l’infraction ne soit rattachée à une personne physique au sein de la société mère.

La décision d’appel est en revanche censurée quant à la condamnation de la société holding : lui était reprochée la délégation imparfaite au profit du responsable de site qui signait selon les juges du fond « une faute d’organisation managériale ayant une répercussion directe sur la sécurité dans l’entreprise restée à la charge des responsables espagnols ». Les juges d’appel ont en effet estimé que l’infraction commise par la société fille l’avait été au nom et pour le compte de la société mère, présidente de la société exploitant le site de production. Or, pour la chambre criminelle, « en se déterminant ainsi, alors qu’il résulte de ses propres constatations que la société [holding] était la représentante légale de la société [fille], la cour d’appel n’a pas justifié sa décision ». Il est vrai que le raisonnement d’appel était bancal. L’infraction commise par la société fille ne peut engager la responsabilité de la société mère : celle-ci est un organe de la société fille et non l’inverse. Une lecture rigoureuse du mécanisme de l’article 121-2 impose la censure. La relaxe s’imposera-t-elle de retour en appel ? Rien n’est moins sûr ! Rappelons en effet qu’un salarié sans délégation63 peut être qualifié de représentant de la personne morale et que le salarié d’une filiale peut engager la responsabilité d’une société mère si une structure de celle-ci a pu participer ou cautionner l’infraction64. Or, il est acquis ici qu’en tant qu’organe de la filiale, la holding a participé à la commission de l’infraction…

Bien que cet arrêt cherche à respecter l’orthodoxie de l’article 121-2 du Code pénal, il n’en demeure pas moins que la responsabilité par ricochet impose d’identifier qui a commis les faits incriminés afin qu’une infraction soit réellement consommée. En ne précisant pas ce qui est réellement reproché à la société mère, la Cour de cassation ne met pas le lecteur en situation de comprendre en quoi les actes de cette dernière engagent la responsabilité de sa filiale mais non la sienne… Surtout, la Cour semble avoir transformé la responsabilité des personnes morales : est ici reprochée une infraction commise par une société pour le compte d’une autre sans passer par le truchement d’un être fait de chair et de sang ! La théorie de la fiction aurait-elle vécu65 ?

Un mécanisme de responsabilité ? Au terme de cette pérégrination dans les sinueuses travées de la responsabilité pénale des personnes morales, on ne peut que souscrire au constat dressé par Mme Baud : « le manque de réflexion sur le principe de la responsabilité pénale des personnes morales annonce une remise en cause ontologique des fondements théoriques du droit pénal au bénéfice du pragmatisme de la casuistique »66. La pratique modèle cette responsabilité bien plus que le texte de 1992, qui n’est plus de nos jours qu’une ligne directrice dont les termes ont été très largement interprétés. Si certains désirent conserver le principe même de la responsabilité pénale et non un simple mécanisme de redevabilité financière, il est sans doute temps de remettre l’ouvrage sur le métier. Peut-être serait-ce l’occasion de consacrer enfin la théorie de la réalité en admettant qu’une entité abstraite peut réellement et concrètement commettre une infraction. Derrière la volonté propre de cet être abstrait, désormais indéniable, ne serait-il pas possible de déceler un réel discernement et un véritable libre-arbitre67 ? Repenser cette responsabilité pénale pourrait également conduire à interroger la pertinence, ici, de la personnalité morale. Le piège68 tendu par cette notion dans le champ répressif est tel que la Cour de cassation a dû rivaliser d’ingéniosité contra legem pour retenir dans les liens de la prévention la société absorbante en raison des faits commis par la société absorbée. Au nom de la légalité criminelle, il est grand temps que la loi assume de réécrire un mécanisme qui ne permet de satisfaire ni l’exigence de sécurité juridique ni la juste répression de comportements délictueux commis par des entreprises.

1 La responsabilité était prévue dans l’Ancien droit pour les bourgs et communautés (Ordonnance de 1670, titre XXI), mais le Code pénal de 1810 ne retint pas cette possibilité. La Cour de cassation en tira toutes les conséquences : « Attendu que l’amende est une peine ; que toute peine est personnelle sauf les exceptions spécialement prévues par la loi ; qu’elle ne peut donc être prononcée contre une société commerciale, être moral, laquelle ne peut encourir qu’une responsabilité civile » (Crim. 8 mars 1883, Bull. n° 66, p. 109).

2 Cass. req. 23 fév. 1891, DP 1893, 2, 103.

3 Sur cette question v. N. Fort, L’intérêt propre des personnes publiques, Droit, Université Montpellier, 2019, ffNNT : 2019MONTD017ff. fftel-03371472f (n° 56 et s.).

4 Sur la controverse v. F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, Précis Dalloz, 2012, 8e éd., n° 251 et s., p. 241 et s. Sur la nécessité de la dépasser v. J.-P. Gridel, « La personne morale en droit privé », RIDC, 1990-2, p. 495 et s. : la personne morale n’est ni une fiction ni une réalité mais une abstraction.

5 B. Bouloc, Droit pénal général, Précis Dalloz, 2021, 27e éd., n° 341, p. 315. Comme l’observe Mme Baud, le mécanisme « repose sur l’idée que l’intention coupable ne peut exister que chez une personne physique, car c’est “l’élément intellectuel, spirituel, humain”, qui constitue le particularisme du droit pénal » (M.-S. Baud, « La responsabilité pénale des personnes morales : de l’impasse théorique à l’artefact casuistique », Lexbase Pénal, mai 2022). Le Pr Mayaud estime ainsi que la « représentation organique des personnes morales » a « pour premier et dernier maillon, à défaut de toute solution contraire démontrée, le chef d’entreprise lui-même » (Y. Mayaud, « Les organes ou représentants, relais de la responsabilité pénale des personnes morales », Lexbase Pénal, juillet 2018). Pour une perspective prétorienne prenant le contre-pied de cette théorie, v. infra « Épilogue », Crim. 21 juin 2022, n° 20-86.857, FS-B.

6 Crim. 26 juin 2001, n° 00-83.466 : « la faute pénale de l’organe ou du représentant suffit, lorsqu’elle est commise pour le compte de la personne morale, à engager la responsabilité pénale de celle-ci, sans que doive être établie une faute distincte à la charge de la personne morale ».

7 Pour une relecture de l’article 121-2 du Code pénal à l’aune de la réalité v. E Dreyer, « Responsabilité pénale des personnes morales : question d’imputation ou d’imputabilité ? », Gaz. Pal, 3 nov. 2015, n°307, n° 245h1, p. 24 : « Une autre analyse est sans doute possible si l’on admet que la responsabilité pénale des personnes morales repose sur l’idée de représentation. Pourquoi ne pas voir dans les deux conditions énoncées à l’article 121-2 du Code pénal le pendant des exigences d’intelligence et de volonté requises des seules personnes physiques ? ».

8 Sur cette évolution v. M. Foucault, Surveiller et punir – Naissance de la prison, Gallimard, NRF 1975, p. 16 : « La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus ».

9 Sur cette question v. M.-S. Baud, « La responsabilité pénale des personnes morales : de l’impasse théorique à l’artefact casuistique », Lexbase Pénal, mai 2022

10 En ce sens v. Y. Mayaud, « Non à l’imputabilité des personnes morales ! », in Mélanges en l’honneur de Christine Lazerges, Dalloz 2014, p. 719.

11 V. loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, art. 22 devenu l’art. 41-1-2 CPP.

12 V. art. 41-1-2, §II al. 4 et 5 CPP : « L’ordonnance de validation n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation.

La convention judiciaire d’intérêt public n’est pas inscrite au bulletin n° 1 du casier judiciaire ».

13 Dans le même sens v. J.-Y. Maréchal, « La responsabilité pénale des personnes morales à la croisée des chemins », Lexbase Pénal, mai 2022

14 Sur la recherche de modèles, v. J. Tricot, « Le droit pénal à l’épreuve de la responsabilité des personnes morales : l’exemple français », RSC 2012/1, p. 19.

15 M.-A. Frison Roche et W. Baranès (dir.), La Justice. L’obligation impossible, série « Morales », éditions Autrement, 1994.

16 Article 121-1 C. pén. : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

17 Déc. n° 99-411 DC du 16 juin 1999, § 7.

18 Déc. n° 2018-710 QPC du 1er juin 2018, § 23. V. RFDC 2019-1, n° 117 p. 194-196, note N. Catelan.

19 Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742 et Crim. 14 oct. 2003, n° 02-86376. Pour une critique de la position de la Cour v. M. Segonds, « Frauder l’article 121-2 du Code pénal », Dr. pén., 2009, étude 18.

20 Crim. 25 oct. 2016, FS-P+B, n° 16-80366 : AJ pénal, 2017, p. 36, note J. Lasserre-Capdeville ; Dr. sociétés, 2017, comm. 34 par R. Salomon ; RPDP, 2017, p. 944, note N. Catelan ; RSC, 2017, p. 297, note H. Mastopoulou.

21 CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho : RTD Civ. 2015, p. 388, note H. Barbier.

22 Crim. 25 novembre 2020, n° 18-86.955 : Lexbase Pénal, déc. 2020, Pan., § 23, note N. Catelan – ibid. janv. 2021, note M. Segonds ; Gaz. Pal. 16 mars 2021, n° 11, p. 51, note Catelan et Saenko ; JCP E, 2021, 1006, note F. Stasiak ; Dr. pén., 2021, comm. 2, note Ph. Conte ; Dr. sociétés, 2021, comm. 13, note R. Salomon.

Quant à l’office du juge v. Crim. 13 avril 2022, n° 21-80.653, FS-B : Lexbase Pénal, mai 2022, note M.-C. Sordino.

23 CEDH, 10 octobre 2006, « Pessino c. France, req. n° 40403/02, § 28 et s.

24 Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

25 V. J. Consigli, « La responsabilité pénale des personnes morales pour les infractions involontaires : critères d’imputation », RSC 2014-2, p. 297.

26 Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes.

27 Crim. 24 octobre 2000, n° 00-80.378 : D. 2002. 514, note Planque ; ibid. Somm. 1801, obs. Roujou de Boubée ; Rev. sociétés 2001. 119, note Bouloc.

28 V. entre autres Crim., 23 mai 2006, n° 05-84.846 : Dr. pénal 2006. Comm. 128, obs. Véron.

29 Crim. 20 juin 2006 : Rev. sociétés 2006. 895, obs. B. Bouloc ; RSC 2006. 825, note Y. Mayaud. ; Sem. Soc. Lamy 2006, n° 1281, p. 7, note A. Cœuret ; JCP 2006. II. 10199, note E. Dreyer.

30 Crim. 25 juin 2008, n° 07-80.261 : D. 2009. Pan. 1723, obs. Mascala ; Rev. sociétés 2008. 873, note Matsopoulou ; RSC 2009. 89, obs. Fortis ; JCP E 2009. 1308, note Sordino.

31 Crim. 11 avril 2012, n° 10-86.974, FS-P+B. Pour une formulation identique v. Crim. 28 oct. 2020, n° 19-85.037.

32 Crim. 22 mars 2016, n° 15-81484 : D. actu. 8 avr. 2016, obs. Goetz : AJ pénal 2016. 381, obs. J. Lasserre Capdeville.

33 Crim. 31 oct. 2017, n° 16-83.683.

34 V. Y. Mayaud, « Les organes ou représentants, relais de la responsabilité pénale des personnes morales », Lexbase Pénal, juillet 2018.

35 Crim. 15 février 2022, n° 20-81.450, FP-B.

36 M. Segonds, « De l’élargissement infondé de la responsabilité pénale des personnes morales », Lexbase Pénal, mai 2022

37 Sur la distorsion entre la matérialité et la culpabilité comme modèle d’imputation v. M. Delmas-Marty, « Les conditions de fond de mise en jeu de la responsabilité pénale des personnes morales », Rev. des soc., 1993, p. 301.

38 V. A. Mignon Colombet et F. Buthiau, « Le deferred prosecution agreement américain, une forme inédite de justice négociée – Punir, surveiller, prévenir ? », JCP G 2013, doctr. 359 ; L. Cohen-Tanugi et E. Breen, « Le Deferred prosecution agreement américain – Un instrument de lutte efficace contre la délinquance économique internationale », JCP G n° 38, 16 Septembre 2013, 954

39 Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, art. 15 créant l’art. 41-1-3 CPP.

40 En raison de l’exclusion possible de marchés publics.

41 Art. 41-1-2, I dernier alinéa CPP.

42 V. F. Stasiak, « CJIP : Airbus donne des ailes à l’amende d’intérêt public », Lexbase Pénal, mars 2020.

43 Signée le 12 juillet 2021. V. N. Catelan et L. Saenko, « Corruption d’agents public étrangers : le temps des CJIP… », Gaz. Pal. 14 sept. 2021, n° 425y2, p. 42.

44 V. J.-M. Brigant, « CJIP LVMH : le charme des textures transactionnelles », Lexbase Pénal, fév. 2022.

45 V. N. Catelan, « Ethique vs Business », in Panorama de droit pénal des affaires, §6, Lexbase Pénal, nov. 2018.

46 V. N. Catelan, « « Celui qui aimait trop le double irlandais et le sandwich hollandais », in Panorama de droit pénal des affaires, §15, Lexbase Pénal, déc. 2019.

47 Comme l’observe M. Maréchal, tout ceci tend « à marginaliser la mise en œuvre de l’article 121-2 du Code pénal et à instaurer un régime de répression des personnes morales qui ne repose plus sur l’établissement de leur responsabilité, dont on peut légitimement douter qu’il constitue un progrès du droit » (précit, Lexbase Pénal, mai 2022).

48 Crim. 9 novembre 1999, n° 98-81.746 ; Crim. 26 juin 2001, n° 00-83.466.

49 Crim. 23 janv 2018, n° 17-81.116.

50 Crim. 21 nov. 2017, n° 16-86.667.

51 Crim. 16 juin 2021, n° 20-83.098 : Lexbase Pénal, sept. 2021, note P. Cazalbou ; ibid. déc. 2021, Pan., §8, note N. Catelan ; Dalloz actualité, 30 juin 2021, obs. Pauline Dufourq ; AJ pénal 2021. 413, note E. Mercinier-Pantalacci et M. Snitsar ; Rev. sociétés 2022. 51, note H. Matsopoulou ; RTD com. 2021. 665, obs. B. Bouloc ; ibid. 2022. 169, obs. L. Saenko ; JCP E 2021. 1368, note Dreyer ; ibid. 2022. 1101, n° 13, obs. Gasbaoui ; JCP G 2021. 768, note Brigant ; RJDA 2021, n° 568 ; BJS 9/2021. 24, note R. Salomon ; Gaz. Pal. 14 sept. 2021, p. 37, obs. N. Catelan et L. Saenko ; ibid. 28 sept. 2021, p. 50, obs. Schlumberger ; RJ com. 2021. 468, obs. Ranc.

52 Pour un autre cas de responsabilité pénale en cas de groupe de sociétés, v. infra, « Epilogue ».

53 Dans le même sens v. J.-Y. Maréchal, précit, Lexbase Pénal, mai 2022.

54 Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption, présentée par R. Gauvain, Assemblée nationale, n° 4586, 19 octobre 2021, v. art. 8. Pour une critique légitime du texte v. J.-Y. Maréchal, précit, Lexbase Pénal, mai 2022.

55 V. N. Catelan et L. Saenko, « De quoi la CJIP est-elle réellement le nom ? », Gaz. Pal. 16 mars 2021, n° 399b4, p. 69.

56 Le cas BNP en 2014, avec les 8,96 milliards de dollars d’amende pour la violation d’un embargo décidé unilatéralement, est ici topique. V. B. Collombat, « Guerre économique : comment les Etats-Unis font la loi », France Culture, 19 janvier 2018 ; J. de la Brosse, « Le racket géant des amendes économiques infligées par les États-Unis », L’Express, 10 nov. 2016.

57 V. N. Catelan, “Negotiated settlements as an alternative to punishment”, in European law and procedure, chap. 8, ed. Crimhum, 2022, p. 197 et s.

58 V. les CJIP « Société Générale » et « Airbus » pour la négociation avec le DOJ américain.

59 V. la CJIP « Airbus » pour le rôle du Serious fraud office (SFO) anglais.

60 V. Présentation du projet de loi par M. Robert Badinter, (1985-1986), Sénat n° 300, p. 6 – Rapport n° 271, tome I (1988-1989) de M. Marcel Rudloff, déposé le 27 avril 1989, p. 61 à 63 – Rapport n° 199 (1989-1990) de M. Marcel Rudloff, déposé le 2 avril 1990, p. 44 à 46.

61 Crim. 21 juin 2022, n° 20-86.857 : Lexbase Pénal, juillet 2022, com. M.-Ch. Sordino

62 Lettre de la chambre criminelle, n° 21, juin 2022, p. 7.

63 Ici le responsable de site.

64 V. supra Crim. 16 juin 2021, n° 20-83.098, precit.

65 N’est-ce pas en effet consacrer la théorie de la réalité ?

66 M.-S. Baud, « La responsabilité pénale des personnes morales : de l’impasse théorique à l’artefact casuistique », Lexbase Pénal, mai 2022.

67 En ce sens v. E Dreyer, « Responsabilité pénale des personnes morales : question d’imputation ou d’imputabilité ? », Gaz. Pal, 3 nov. 2015, n°307, n° 245h1, p. 24

68 V. J. Tricot, « Le droit pénal à l’épreuve de la responsabilité des personnes morales : l’exemple français », RSC 2012/1, p. 19.

Nicolas Catelan DPG, Droit pénal des affaires

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